mardi, avril 05, 2005

La crise syro-libanaise

Paris, le 5 mars 2005
Entretien avec Burhan Ghalioun

Claire Moucharafieh
PLP

Q : Coalition communautaire et remobilisation des seigneurs de guerre pour les uns, phénomène à l’ukrainienne et émergence d’une citoyenneté nouvelle en actes pour les autres, comment interprétez-vous le « mouvement » et cette rue libanaise qui ne désemplit depuis maintenant 3 semaines ?
C’est avant tout un ras le bol gigantesque contre une gestion sécuritaire qui a duré trop longtemps et qui a réussi à s’aliéner jusque y compris les alliés du système. N’oublions pas que Joumblatt et même Hariri étaient les alliés des Syriens et du gouvernement libanais.
Les Syriens n’ont pas compris la nécessité de faire bouger ce système ni au Liban ni d’ailleurs chez eux et de réduire ce contrôle preque « primitif » des appareils de sécurité sur une population mais surtout sur une classe politique.
Les choses ont commencé à se détériorer depuis les dernières élections (municipales) de mai dernier. Alors que tout le monde attendait que ce scrutin se déroule un peu autrement et que les Syriens laissent davantage d’autonomie aux Libanais – suite à moults concertations – les services syriens sont abondamment intervenus (pratiquement les Syriens ont fait les élections comme ils voulaient) . Depuis, la crise dans les relations syro-libanaises était lattente et ne demander qu’à éclatrer au grand jour.
On assiste aujourd’hui à une sorte de soulèvement à l’ukrainienne de la part à la fois des alliés des Syriens et de la population libanaise réprimée depuis trop longtemps. La société vivait dans la peur et l’intimidation, assujetit à une intervention très visible des appareils de sécurité syriens mais aussi libanais que l’on peut considérer comme des filiales, des branches des appareils syriens. Donc, il y a là un élément à l’ukrainienne, un soulèvement, un mouvement de désobéissance civile qui conteste une kyrielle de contrôle injustifiée et inacceptable.
L’expression dans la rue est pacifique et spontannée.
Le caractère le plus intéressant de ce mouvement est le dépassement de cette division et même des sensibilités confessionnelles. A tel point que certains parlent de refondation du nationalisme libanais. Ce n’est pas là mon sentiment mais à partir de là on peut repenser la refondation d’un nouveau nationalisme fondé sur le dépassement des frontières confessionnelles et d’une République démocratique sans distinction communautaro-confessionnelle.
Cet événement a montré que les Libanais peuvent aussi se comporter comme des citoyens et pas seulement comme des druzes, des maronites ou des sunnites.

Q : La communauté chiite libanaise semble être pourtant la grande absente de cette révolution de velours. Pourquoi ? Quel est l’intérêt pour le Hezbollah de lier totalement son sort à la Syrie ?

Il y a deux élements d’explication. Depuis la fin de la guerre civile libanaise, il est vrai que l’élite politique chiite s’est allié dans ses deux composantes – Hezbollah et Amal – à Damas. Par conséquent, la sortie des troupes syriennes du Liban et l’élimination de l’influence syrienne ne peuvent avoir que des répercussions directes sur la position de cette élite au sein de la classe politique libanaise.
Deuxièmement, toute modification de la carte géopolitique actuelle (et l’application de la 1559) signifient, d’après les proclamations des alliés américano-européen, le démantèlement du Hezbollah, donc de la plus grande organisation politico-militaire de cette communauté chiite. La communauté chiite est organisée et encadrée par des organisations qui sont des alliés syriens, donc tout retrait syrien réduit leur influence. Je comprend la réaction des chiites en quelque sorte parce que la nouvelle donne leur donnera beaucoup moins d’influence au sein du Liban recomposé que dans la situation actuelle. Et cela d’autant plus que Hezbollah est menacé directement par ce changement.
Il ne faut pas oublier que tout l’évolution actuelle, y compris le soulèvement civil libanais, se déroule dans le contexte de changement international et régional.

Q : Quelles peuvent être les conséquences d’une convergence – objective – des intérêts de l’opposition libanaise – elle même marquée par son hétéroclisme même en terme de projet - et des puissances occidentales ?

Dans cet acte (ou position) de négation du contrôle syrien sur le Liban, il y a unité des différentes composantes de l’opposition libanaise. Mais au-delà de cet acte négatif en quelque sorte, que les divergences idéologico-politiques n’apparaissent réellement. Ce qui fait peur c’est qu’au sein de cette opposition, il y a des composantes qui ont toujours opté pour des positions soit absolument anti-syriennes soit anti-arabe etc. Ce n’est rassurant en ce qui concerne l’avenir de ce mouvement, sauf si par un élan nationaliste réel les conditions de fondation d’une nouvelle République deviennent possibles sur le principe de la laïcité.
Je ne crois que cela va se produire mais j’appelle de mes vœux cette évolution : profiter de cette conjoncture pour pouvoir capitaliser et aller de l’avant dans la réalisation d’un régime démocratique au Liban.
Evidemment, il n’y a pas de point commun entre la Gauche démocratique par exemple et le général Aoun, ou les FL, entre le PSP et Amine Gemayel etc. C’est là où le bât blesse et où il faut réfléchir pour penser l’avenir du Liban, le Liban de l’après-Syrie. Il y a beaucoup de points d’interrogations qui susbsistent et les différentes composantes de l’opposition libanaise ne semblent pas en train de réfléchir sur l’après-Syrie. D’autant plus qu’ils disent qu’ils sont tous attachés à l’accord de Taëf alors que cet accord est entièrement dépassé et correspond à une autre période historique.

Q : La responsabilité ou pas de la Syrie dans l’élimination de Hariri ne semble désormais plus être la question. Quel est le sens de cette page d’histoire –immédiate- qui se tourne sous nos yeux ?

On assiste aujourd’hui au démantèlement total d’un système régional dominé par une hégémonie arabiste. Ce système était lui-même le résultat de tout un ensemble de mouvements de libération nationale arabes qui ont tous échoué, depuis, aussi bien sur le plan du développement, de l’unification et du dépassement de ce morcellement du monde arabe.
On vit en réalité un moment de démantèlement, d’échec, et le retour à un système colonial – nouvelle manière. A partir de mainternant, l’avenir de la région pour quelques années, peut-être pendant quelques décennies sera décidée par l’alliance euro-américaine. Le Moyen-Orient est en train d’être placée sous une tutelle américaine, euroépenne et éventuellement israélienne.
Mais si on est en train de basculer c’est aussi parce que ces régimes arabes qui sont la dégénérescence des mouvements nationalistes arabes ne sont plus capables de faire face aux défis qu’affrontent ce monde arabe, ni sur le plan stratégique, ni économique, ni politique, ni culturel ; ils sont coupés de leurs peuples. Cette dégénérescence explique le triomphe des Américains et des Européens, dont les politiques sont pleines de contradictions et d’atrocités (comme on le voit en Irak ou en Palestine) mais qui marquent des points contre les populations/peuples arabes car ces peuples sont vraiment dirigés des groupes de plus en plus autonomisés et atomisés et rassemblent plus à des mafias qu’à des classes politiques et des Etats.

Q : Les SR syriens ont menacé de détruire le Liban –« il ne restera plus une pierre »- Quelle est leur capacité de nuisance ? De manière plus générale le régime en place à Damas est-il encore capable d’une stratégie, ou tout au moins d’une rationalité ?

Les appareils de sécurité syriens ont effectivement encore beaucoup de moyens d’agir. Ils ont la capacité de semer le désordre et d’organiser des opérations de sabotage si la décision politique est celle-ci. Mais le régime syrien n’a pas intérêt, sur le plan stratégique, à aller dans ce sens car il sera balayé. N’a-t-il pas été accusé de l’assassinat de Hariri avant même l’ouverture d’une enquête ? Donc, toute action allant dans le sens du sabotage sera interprêtée comme une nouvelle provocation pour la nouvelle alliance euro-américaine dans la région.
Ceci étant les services de renseignements et de sécurité syriens n’ont pas d’autonomie propre tout simplement car ils sont au cœur du système en Syrie. Il n’y a pas un pouvoir central qui manipule ou qui dirige ou ordonne les appareils ; ce sont les appareils qui se sont emparées du pouvoir central et qui mènent le jeu. En leur sein, il y a bien sûr des courants divergents, des contradictions, des lectures différentes – parfois opposées - de la situation actuelle locale et régionale, mais il n’existe pas d’organes qui pourraient obliger ces appareils à agir selon une autre politique. Le contenu et la forme du pouvoir syrien ce sont les services de renseignements : c’est la reproduction du contrôle de l’ensemble de ses services sur l’ensemble de la société syrienne et de la société libanaise. Le départ des troupes syriennes est avant tout une défaite de ces appareils, ce qui risque d’être ressenti très profondément et d’avoir des répercussions en Syrie même.
La structure du pouvoir est telle en Syrie que ceux qui règnent sont incapables de réfléchir – tout au moins à long terme. Depuis quelques années, le pouvoir syrien, fondé sur une alliance de quelques appareils, des militaires et des familles règnantes réagissent, réflechissent au jour le jour. Il n’a aucune vision pour l’avenir. Il peut reculer, il peut avoir des conduites rationnelles à l’échelle d’un mois, mais dans l’ensemble, comme ils sont sur une pente, ils ont tendance toujours à se comporter de manière irrationnelle ou à projeter des projets irrationnels (organiser des attentats, des opérations de sabotages, montrer leur capacité de nuire pour conclure un marché avec les nouvelles puissances régionales).
Il faut toujours réfléchir en terme de marché pour comprendre le pouvoir syrien.
(moi : il y a un ensemble de demandes américaines –comme sécuriser la frontières avec l’Irak, se débarrasser des opposants irakiens et des organisations radicales palestiniennes, désarmer le Hezbollah etc. dès lors que la Syrie y répond, les Etats-Unis ne sont-ils pas prêts à enterrer la 1559 ?
Sur Hezbollah, la Syrie n’aura rien à gérer, car s’ils quittent le Liban, ce sera du ressort du gouvernement libanais.
Il faut réfléchir à l’échelle des mois à venir : les Syriens quittent le Liban, on ne parlera plus de la résolution 1559, le Liban deviendra l’affaire libano-atlantique en quelque sorte. La référence des Libanais ne sera plus la Syrie. C’est quoi la tutelle ? Jusqu’à présent c’était la Syrie, en cas de conflits internes, de difficultés, la classe politique libanaise se tournait vers Damas et le recours se faisait par rapport aux Syriens.
D’ores et déjà les Syriens ont perdu. Même si leurs troupes ne quittent pas le Liban, ils ont perdu le contrôle sur le Liban.
Une fois que l’affaire du Liban sera réglée, ce que les Américains entendent imposer à la Syrie, ce n’est pas un changement radical des politiques intérieures. Cela ne les intéresse pas. Ils auront le Liban, une coopération sur la frontière irakienne et une coopération de la Syrie concernant la politique palestinienne d’apaisement – la nouvelle politique menée par Abou Mazen. Il n’y aura pas beaucoup de problème, ce sont les Syriens qui en auront.

Q : Que vous suggère l’appel des quelque 200 intellectuels syriens ? Au-delà de leur résonnance – notamment médiatique – à l’extérieur, cet appel a-t-il eu des échos dans la société syrienne ? ouvre-t-il de nouvelle perspectives ?

Il existe de nombreuses forces en Syrie, comme au Liban. Personne ne pensait qu’il existait des forces lattentes de soulèvement civile de cette ampleur au Liban, même une semaine avant l’élimination de Hariri. En Syrie, c’est pareil. Le régime ne convainc plus personne, ne fait plus peur depuis déjà très longtemps… Ce qui fait que les gens se taisent encore et n’agissent pas c’est qu’ils n’ont pas de représentants politiques alternatifs qui défendent une vision dans l’avenir, ils n’ont pas de perspectives. Il existe une opposition mais dans les circonstances actuelles elle n’a pas les moyens de proposer quelque chose réalisable.
A partir de ce constat, il y a l’exemple libanais, l’isolement de la Syrie au sein même du monde arabe comme à l’échelle internationale – la Syrie a perdu l’Europe, après les Etats-Unis, et maintenant c’est au tour du monde arabe, même de l’Arabie Saoudite. C’est donc un régime isolé. Or malgré leurs concessions aux Européens et aux Américains, les négociations sur le dossier du Golan n’a jamais été aussi peu à l’ordre du jour. Le vrai problème du régime et du système syrien, c’est le Golan. Il a maintenu jusqu’à présent toutes ses cartes – ce qu’on appelle le rôle régional de la Syrie – pour pouvoir l’échanger contre des négociations un peu plus équilibrées avec les Israéliens. Aujourd’hui, la Syrie est en voie d’être désarmée sur le plan stratégique et géopolitique, après l’élimination de son pôle régional, sans même avancer d’un seul pas sur la question de la récupération du Golan.
L’alliance euro-américaine marque des points alors que leur politique est pleine de contradictions et d’incohérences notamment concernant leur position à l’égard de la Syrie. Ils veulent réduire la Syrie à un néant, sans proposer la moindre solution pour restituer le Golan, ou même ouvrir des négociations sérieuses avec les Israéliens.

Q : Il y a bien un effet domino, de Bagdad à Beyrouth et de Beyrouth à Téhéran. Quel est le calendrier régional de la crise libanaise et la nature de la recomposition régionale à l’œuvre ? Les peuples en sont-ils forcément les gagnants ?

La politique ne se fait plus aujourd’hui dans le cadre national. Ce ne sont les nations ou les peuples qui disposent de la jouissance de leur autodermination ou qui déterminent leur destin.
Cette tendance lourde d’un monde interdépendant ne date pas d’aujourd’hui. Jusqu’à maintenant les systèmes despotiques se sont maintenus dans la région non seulement à cause d’un rapport de forces qui défavorise les classes populaires mais aussi parce qu’ils ont réussi à passer des pactes avec les grandes puissances et qu’ils ont été soutenus par elles. Les occidentaux ont soutenus ces régimes impotents et non démocratiques soit parce que comme dans les pays du Golfe il s’agit de territoires ultra stratégiques du fait de la présence de 70% des réserves mondiales de pétrole, soit par crainte des mouvements nationalistes, hier, et des mouvements islamistes, aujourd’hui, qui apparaissent comme des mouvements anti-occidentaux.
Le mouvement nationaliste arabe auquel les occidentaux se sont opposés de manière très féroce n’étaient pas du tout dans un système concurrentiel – comme le sont aujourd’hui les nébuleuses jihadistes internationalistes.
Mon sentiment profond est que l’alliance atlantique n’a pas pour projet une véritable démocratisation de la région et du monde arabe. Il n’y a aucun projet visant à reconnaître la souveraineté réelle des peuples. Je reste très sceptique sur cette vague de démocratisation ; les occidentaux essayent de changer de cheval de bataille : ils se sont appuyés jusqu’à maintenant pour maintenir leur influence sur des régimes despotiques, totalitaires, de non droit ; aujourd’hui ils veulent donner à leur domination un aspect beaucoup plus pluraliste et une façade démocratique, mais cela ne va pas plus loin que ça.

Ceci étant, il ne s’agit pas de dire non plus c’est une perte pour les populations arabes. Si on reconnaît même 10% des droits de ces peuples, c’est un gain incontestable.
Il demeure que nous ne pouvons pas non plus reconnaître ce système de tutelle occidentale. Il faut continuer à se battre pour arracher une souveraineté et une véritable démocratie issue d’un suffrage universel et populaire.

Q : quid de l’alliance reconfirmée entre Damas et Téhéran ? Est-ce que finalement la cible syrienne ne serait pas l’arbre qui cache la forêt, le véritable enjeu étant l’Iran, et sa capacité nucléaire en construction.

Avant de parler de l’Iran, je voudrais ajouter une remarque sur la signification de cette nouvelle donne géo-politique et géo-stratégique dans la région. Si les Euro-Américains qui n’ont pas lâché prise sur notre région disent aujourd’hui « nous voulons moins de despostisme dans la région » ce n’est pas à moi de dire « non, nous nous sommes attachés au despotisme et on ne veut aucun changement ».

Sur la question de l’Iran, il faut rappeler ce qui s’est passé il y a quelques jours et qui est très significatif. Le premier ministre syrien s’est rendu à Téhéran pour affirmer cette aliance avec l’Iran et à l’issue de sa visite il a fait une déclaration proclamant la mise en place d’un front de résistance commun. Deux heures après, le ministre des AE iranien intervient pour démentir l’information.
Les Syriens jouent leur dernière carte et mènent un combat d’arrière garde. Leur affaire est presque terminée. Ce n’est pas le cas de l’Iran : l’Iran est un grand pays, il est dans un autre contexte, et Téhéran est en traind e négocier avec intelligence leurs positions dans la région comme dans le système des nations. Il n’y a aucune comparaison entre la Syrie et l’Iran. Je n’exclus pas que les Iraniens gagnent leur bataille pour le nucléaire s’ils négocient bien, notamment avec les Européens. Depuis un an, ils manœuvrent, contournent, négocient de façon intelligente et n’ont aucun intérêt et ils le savent à se retrouver dans une logique d’affrontement avec les Américains et les Européens. Téhéran n’est nullement dans une posture d’affrontement, comme l’ont été les Syriens– très stupidement d’ailleurs qui ont précipité cet affrontement…
La cassure euro-américaine, à l’occasion de la guerre contre l’Irak, il y a un an, est dépassée. Il reste des divergences mais ce ne sont pas des contradictions profondes. En définitive, le Liban a permis de sceller de nouveau l’alliance euro-atlantique ; la Syrie en sera le prix et la victime en même temps de ce retournement, bref de ces retrouvailles euro-américaines.

Q : Les Syriens seraient-ils tentés de jouer la carte des mouvements armés palestiniens islamistes mais aussi des Brigades al-Aqsa pour tenter de régionaliser, pour désserrer l’étau autour d’eux, pour leur permettre de retrouver a minima un ancien rôle de pôle régional ? Le Hezbollah poursuit en tous cas cette politique …

Les Syriens seront tentés de rallumer ce front, de déstabiliser le pouvoir palestinien, mais ils n’auront pas le temps. Les Américains et les Européens ne leur laisseront pas le temps de réagir, car ils vont continuer à exercer des pressions sur Damas même après le retrait du Liban. Ils vont les accabler en Syrie même et réduire leurs marges de manœuvre à néant. C’est cela que le régime n’a pas encore compris puisqu’il fonctionne à très court terme, il pense qu’en gagnant du temps, quelques jours, un mois, ils peuvent renverser la vapeur. En réalité, ils sont totalement coincés.

PLP

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