« Dans la guerre que la Russie mène en Syrie, c’est l’Occident qui est visé, et non les Syriens » Propos recueillis par Rashid Aïssa
Burhan Ghalioun (universitaire et opposant syrien) : « Dans la guerre que la Russie mène en Syrie, c’est l’Occident qui est visé, et non les Syriens »
Propos recueillis par Rashid Aïssa
in Al-Quds al-Arabi, 24 octobre 2015
traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier
Paris, Al-Quds al-Arabi
L’idée la plus importante que l’on peut retirer d’une lecture entre les lignes des écrits de Burhan Ghalioun, c’est que les Syriens en ont certes fini avec le syndrome du « pour toujours » [cet « ’ilâ-l-’abad », « pour toujours » – du slogan ’Al-’Asad ’ilâ-l-’abad ! « (Avec) Assad, éternellement ! »], c’est-à-dire avec le cauchemar de la perpétuation à jamais d’Assad et des siens au pouvoir en Syrie – mais pour retomber dans un autre syndrome, celui de la désignation d’un nouveau président tous les trois mois. M. Ghalioun, qui fut le premier président du Conseil National Syrien, considère qu’il faut convoquer devant les tribunaux ceux qui ont imposé cette calamiteuse périodicité trimestrielle calamiteuse de la dévolution des mandats à ce poste, qui s’est avérée être une mine qui n’a cessé d’exploser périodiquement à la figure de l’opposition syrienne tout au long des quatre années passées.
Mais il ne semble pas pour autant que M. Ghalioun, qui est un fringant septuagénaire, soit en proie au découragement. Au contraire, il est plus déterminé que jamais : l’objectif qui le mobilise entièrement est le rassemblement des Syriens opposés au régime [dictatorial] dans leur pays sous une direction unifiée. Il considère qu’il s’agit là d’une tâche fondamentale pour tous – pour ainsi dire, d’une planche de salut.
Après quatre années de révolution, cet universitaire syrien que la Révolution syrienne a placé au cœur de l’action politique nous parle aujourd’hui d’un renversement majeur intervenu dans la situation en Syrie du fait de l’intervention militaire russe. Il parle de mois qu’il considère décisifs pour l’avenir de son pays.
Rashid Aïssa [RA] : Vous qualifiez ce qui est en train de se passer en Syrie à la suite de l’intervention militaire russe de « renversement de la situation ». Qu’est-ce qui a rendu possible un tel renversement ?
Burhan Ghalioun [BG] : Les Russes ont décidé d’intervenir pour renverser la table contre tous les protagonistes : contre l’opposition syrienne qui était en train de progresser sur le terrain et contre l’alliance internationale qui avait été constituée afin de soutenir l’opposition et de combattre l’Etat islamique (Dâesh) – mais aussi contre Téhéran, dans une certaine mesure, qui rêvait de faire de la Syrie son arrière-cour. Le but de cette intervention est de sauver le régime de Bachar al-Assad afin d’en prendre un contrôle complet, de s’en rendre maître et de le vendre à l’encan, en commençant par Assad en personne. Mais cela n’explique pas tout. Pour comprendre les buts à plus long terme visés par l’intervention russe, il faut replacer celle-ci dans un cadre plus large que celui de la seule crise syrienne, c’est-à-dire dans le cadre du conflit larvé entre la Russie et l’Occident et du combat personnel du président Poutine pour s’imposer à l’Occident, mettre un terme à son propre isolement et à sa marginalisation, qui perdurent depuis des années – l’isolement de la Russie remonte à la chute de l’Union soviétique. Poutine entend dire haut et fort que la Russie, elle aussi, est une grande puissance et que l’on ne saurait imposer de sanctions à une grande puissance : on ne traite pas une grande puissance telle que la Russie comme si celle-ci était mineure. L’imposition de sanctions à la Russie à la suite de la question ukrainienne a réveillé chez Poutine et au sein de l’élite au pouvoir une paranoïa latente. L’interminable crise syrienne a été pour Poutine une occasion en or de prendre sa revanche en démontrant sa capacité d’initiative d’action tout en défiant l’Occident.
Si le bloc occidental n’a pas été capable de trouver de solution, tant politique que militaire, à la crise syrienne, c’est parce qu’il a refusé d’apporter une aide pourtant indispensable à l’opposition syrienne, pensant qu’ils pourraient parvenir à une solution en s’entendant avec l’Iran, avec Assad et avec la Russie et en apportant le moins d’aide que possible à l’opposition. Avec l’expansion de Dâesh, l’aggravation de la crise et l’exposition de l’Occident à de premiers contrecoups de celle-ci, les Russes ont senti que leur heure était venue pour s’emparer de l’initiative internationale diplomatique, politique et militaire en Syrie et pour imposer la solution de leur choix, dont la vision leur assure au premier chef leurs propres intérêts à court et à long terme. Les Russes ont compris que l’Occident n’avait plus beaucoup de choix dès lors qu’il avait conditionné sa liberté de décision aux décisions de Téhéran et de Bachar al-Assad et qu’il se trouvait par conséquent dans une réelle impasse en Syrie : en effet, l’Occident ne veut pas s’engager dans une confrontation, fusse contre Assad et Téhéran, et en même temps il ne sait pas comment se désengager. Voici ce que dit la Russie : « Puisque vous êtes dans l’impasse et que vous êtes incapables de trouver une solution, laissez-nous faire : nous, nous n’avons pas peur de nous engager (militairement) et nous n’hésiterons pas à recourir aux armes les plus destructrices. De plus, nous sommes couverts juridiquement par l’invitation officielle de Damas. Le prix que nous exigeons de vous, c’est votre accord pour la solution telle que nous nous la représentons : 1) Assad et son régime restent au pouvoir et 2) un gouvernement d’union nationale intégrant les composantes ‘acceptables’ de l’opposition est constitué. »
Avec cette initiative militaire grâce à laquelle la Russie s’est emparée (c’est tout du moins ce qu’elle croit) des clés de la solution (au conflit en Syrie), Moscou s’est imposée en tant que puissance mandataire en Syrie, et justifié l’extension de sa base militaire de Lattaquié et son entrée fracassante en tant que grande puissance dans les équilibres moyen-orientaux, tout en affirmant son existence en tant que pôle (ou que pseudo-pôle) international sans la participation duquel aucun agenda politique international ne serait envisageable. Ce sont là plusieurs paris extrêmement risqués que Poutine a pris, après cinq années durant lesquelles il s’était contenté d’observer les hésitations de l’Occident, sa couardise et sa hantise de toute implication ou de tout aventurisme en Syrie. L’analyse des Russes n’est pas fausse. En effet, l’Occident pourrait difficilement être dans une position plus faible que celle qui est aujourd’hui la sienne en Syrie – tant militairement que politiquement et éthiquement. Il s’agissait donc pour Poutine de la conjoncture la plus favorable pour se venger de la mise en quarantaine de la Russie et de sa marginalisation personnelle et pour se relancer à la poursuite de ses va-tout internationaux, confiant que celle-ci ne susciterait sans doute pas de réaction agressive de la part de l’Occident.
En réalité, la guerre que la Russie mène aujourd’hui en Syrie vise fondamentalement l’Occident : elle n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec les Syriens, que ceux-ci soient pro-Assad ou opposants au régime. Aux yeux des Russes, les Syriens, quels qu’ils soient, ne sont que des pions sur un échiquier, ce sont des instruments. Et Assad lui-même n’est pour eux qu’un atout, à utiliser avant de s’en débarrasser. Lors de ma première rencontre avec Lavrov (le ministre russe des Affaires étrangères, ndt), à Moscou deux mois après la constitution du Conseil National Syrien, celui-ci n’avait cessé de critiquer l’Occident, l’accusant de tous les maux. A chaque fois que je tentais de ramener la conversation sur la question syrienne, il continuait ses imprécations contre l’Occident, si bien que j’ai été amené à lui dire, à bout de patience : « Excellence, permettez-moi de vous rappeler que vous n’avez pas devant vous l’ambassadeur de l’Occident, que je viens de Syrie et que, tout comme vous, j’ai passé ma vie à faire la critique des politiques colonialistes et hégémoniques de l’Occident. Mais si je suis ici, c’est pour parler de la Syrie et des massacres qui y sont perpétrés contre un peuple qui n’a jamais été adepte de l’Occident et qui n’en a jamais accepté la domination, qui en a combattu l’influence et qui attendait de votre part une position sur les violations de ses droits fondamentaux et sur les massacres perpétrés contre eux ». Depuis lors, la réponse des Russes a toujours consisté à dire qu’ils n’étaient pas mariés avec Assad, mais qu’ils défendraient le peuple syrien contre toute intervention étrangère telle que celles qui ont eu lieu contre l’Irak et contre la Libye. Or, aujourd’hui, comme vous le voyez, ce sont eux qui interviennent militairement.
J’en déduis que les Russes sont aveugles : ils ne voient ni le peuple syrien, ni la question démocratique en Syrie, ni la dictature des Assad, ni les minorités, ni la majorité, ni Daesh ni le front Al-Nuçra. Pour eux, tout ça, ce ne sont que des mots, des mots qui n’ont pour eux aucun sens, des mots qu’ils n’emploient qu’à la seule fin de justifier leur décision de se servir de la crise syrienne pour en faire un moyen leur permettant de renverser la table sur l’Occident, pour le contrer, lui administrer une leçon et revenir se repositionner au Moyen-Orient et dans le monde et pour montrer au monde entier que l’Occident est incapable de faire quoi que ce soit et qu’au contraire, ce sont eux, les Russes, qui sont à même d’agir. Leur comportement serait incompréhensible si l’on faisait abstraction de ce cadre général dans lequel se déroule le conflit et de leur alliance avec l’Iran et avec la Chine visant à constituer un axe en vue d’équilibrer l’axe occidental, et éventuellement de l’affronter ouvertement dans le futur. Leur intervention en Syrie visant à renforcer Bachar al-Assad a pour but de faire de celui-ci un pion important et l’un de leurs instruments stratégiques. Si Assad devait tomber demain, les Russes auraient perdu leur pari et ils se verraient contraints à accepter un règlement du conflit qui ne les satisferait pas et qui ne satisferait pas non plus leurs alliés iraniens. Le résultat, c’est le fait que les Syriens, en plus de leur tragédie, seuls face au régime d’Assad, sont les victimes d’une lutte pour l’hégémonie mondiale avec laquelle ils n’ont strictement rien à voir.
[RA] : De quels atouts les Syriens disposent-ils face à ce renversement de situation, le combat semblant au final surpasser non seulement leurs forces, mais même celles de l’ensemble des Arabes ?
[BG] : Malheureusement, les Arabes se comportent comme s’ils n’étaient que de simples supporters du combat des Syriens, alors qu’ils sont l’objectif principal de cette guerre. Le conflit autour de la Syrie n’est qu’une entrée en matière, une mise en bouche d’une guerre visant la conquête des pays du Golfe. La Syrie est simplement un champ de bataille. Celui qui l’emportera sur ce champ de bataille dominera bien au-delà de celui-ci. La question est de savoir qui imposera sa domination et sa loi sur l’Orient arabe, demain : l’alliance russo-iranienne, ou bien l’alliance occidentalo-émiratie ? Ou bien l’espoir est-il permis que les Arabes retrouvent leurs esprits et décident d’être leurs propres maîtres et de mener le combat de leur destin avec toutes leurs capacités, cette hypothèse étant devenue malheureusement la moins probable. La poursuite de la domination occidentale est devenue elle aussi peu probable : pour que l’Occident puisse contrôler le Mashreq, il faudrait qu’il y réalise les investissements nécessaires pour ce faire, il faudrait qu’il y consacre des efforts. Or, il est clair que durant les cinq années passées, l’Occident n’a pas consenti les efforts nécessaires. Et lorsqu’il en a fait, que ce soit en Libye ou au Yémen, il l’a fait d’une manière erronée. De cela aussi, Poutine profite. Aujourd’hui, les Occidentaux se sont pratiquement retirés de la bataille, ils considèrent qu’ils ne parviendront jamais à faire quoi que ce soit au Moyen-Orient. Mais ils dissimulent cette réalité sous leur discours politique et leur soutien (à la Résistance syrienne) en pures paroles verbales.
En ce qui concerne les Syriens, ils n’ont d’autre choix que de continuer à résister en comptant sur l’héroïsme de leur jeunesse et sur ses énormes sacrifices. Cette Résistance a jusqu’ici fait la démonstration de sa solidité en infligeant défaite sur défaite à l’armée du régime puis, successivement et cumulativement, au Hezbollah et aux milices (chiites) irakiennes et iraniennes, ce qui a contraint la Russie à intervenir militairement de manière directe. Elle aurait pu vaincre très rapidement [le régime Assad] si elle avait fait preuve de cette même cohésion, de cette même solidité et de cette même détermination sur le plan politique. Mais l’expérience du passé a montré qu’autant nous pouvons être des héros légendaires sur les champs de bataille, autant nous sommes peu doués pour la politique, et autant nous sommes faibles tout aussi bien en organisation, en utilisation des médias et dans tout ce qui se rapporte à la rentabilisation de nos sacrifices. Nous sommes un peuple qui a consenti des sacrifices sans précédent dans l’histoire des luttes populaires, mais nous avons été le plus faible des peuples et des mouvements dans le domaine de la transformation de ces sacrifices en acquis politiques. La raison en est que notre opposition, depuis le début, a tenu à être divisée, désarmée et désorganisée, elle s’est acharnée à être animée par des conflits d’ordre personnel et par une concurrence autour de postes imaginaires. À ce sujet, je pense que l’Histoire jugera sévèrement ceux qui ont imposé la règle de la dévolution de la présidence de ce conseil tous les trois mois. Ce faisant, ils ont tué dans l’œuf toute possibilité qu’émergent des dirigeants politiques qui soient capables de gagner la confiance des Syriens et leur soutien, de gagner une crédibilité indispensable aux yeux de l’opinion publique mondiale tant populaire qu’officielle, et de se consacrer entièrement à la définition d’un projet stratégique et d’un programme de travail à long terme et d’en suivre la mise en application, c’est-à-dire de devenir une direction politique effectivement représentative de la Révolution qui soit un centre de direction, d’initiative et d’engrangement des gains politiques et de l’expérience acquise. En lieu et place, nous avons allumé des guerres continuelles autour de postes de responsabilité illusoires qui ont empêché l’opposition syrienne de se consacrer à une quelconque avancée et nous avons causé la perte de notre propre crédibilité aux yeux tant des Syriens que du reste du monde. Nous avons encouragé les gens à se battre pour des sièges vacants et nous avons sapé la possibilité qu’apparaissent une opposition organisée et une direction politique pour le peuple syrien. C’est là la plus grave machine infernale à avoir été dissimulée au cœur de l’opposition syrienne afin de la vider de son contenu – avant de la faire exploser.
Et tandis qu’aujourd’hui j’examine les revirements de la situation politique syrienne et les dangers de la campagne militaire russe, j’ai le sentiment que notre premier devoir, pour faire face aux défis actuels et à ceux de demain, c’est de régler le problème de la direction politique de l’opposition syrienne – tant armée que politique. À mon avis, il n’y a pas d’autre solution que celle consistant à inciter les véritables commandants et dirigeants, sur le terrain, ceux des formations armées et ceux de la société civile, à faire preuve de davantage d’efficacité et de capacité et à former un comité directeur, à nommer leur porte-parole officiel et à s’emparer de leurs responsabilités de dirigeants au niveau national, après l’avoir fait aux niveaux organisationnel et local. Ils pourront demander l’aide de ceux qui voudront bien les seconder parmi les personnes expérimentées et qualifiées, ainsi que parmi les personnalités politiques et nationales afin de mettre en forme leur programme de travail et l’agenda national syrien dont nous avons toujours manqué jusqu’à ce jour. Ils peuvent y œuvrer à partir de leur appartenance à la Coalition qui constituera pour eu un cadre internationalement reconnu, une fois qu’ils en auront repris le contrôle, comme l’a fait l’organisation palestinienne Fath après avoir repris le contrôle de l’Organisation de Libération de la Palestine (qu’avaient créée les pays arabes, exactement selon le même processus qu’en ce qui concerne la Coalition nationale syrienne). S’ils le font, il sera facile de rédiger un plan d’action et de répartir les missions entre divers responsables permanents spécialisés dans la politique extérieure, l’armement, l’administration locale, les secours et les réfugiés et ce, sous supervision collective, avec un suivi au quotidien et des responsabilités bien délimitées et une reddition des comptes largement publicisée.
L’esprit de sacrifice, de combattivité et même de sacrifice suprême est toujours très élevé chez les Syriens, et ils sont capables de poursuivre le combat durant des années. Mais nous n’avons plus beaucoup de temps : nous vivons actuellement la dernière étape, l’étape décisive. Il nous faut absolument disposer d’une direction unifiée parlant au nom des Révolutionnaires et au nom du peuple syrien. Les principales formations (armées) sont aujourd’hui l’essence de l’opposition syrienne et leurs chefs doivent être placés devant leurs responsabilités nationales, ils doivent se comporter en dirigeants d’un peuple et en constructeurs d’un État, et non en seigneurs de la guerre, ni en chefs de fiefs, de factions, de bandes ou de tendances, quelle qu’en soit la couleur. Si nous n’y parvenons pas, je pense que ce qui se produira, c’est que les Russes confirmeront la supposition du régime, qu’ils auront fait leur, à savoir qu’il n’y aura qu’un choix entre deux alternatives : entre le régime criminel de Damas, d’un côté, et Daesh, le front Al-Nuçra et les autres organisations extrémistes, de l’autre. Tel est aujourd’hui l’essence du conflit : y aura-t-il encore, dans quelques mois, ce troisième courant qui représente une opposition nationale rassembleuse et capable de reconstruire l’État syrien pour tous les Syriens et de se comporter envers ceux-ci en tant que constituant un seul et même peuple, ou non ? La tâche primordiale qui nous incombe aujourd’hui est celle de conforter ce courant, de le mettre en avant, d’en développer les piliers afin que l’opposition syrienne apparaisse aux yeux de tous comme un bloc constitué de choix, d’objectifs et de programmes cohérents et d’un organe d’expression et d’information unique. Il était évident que l’expression faussement dubitative de Lavrov entendant nier l’existence de l’Armée Libre Syrienne n’était qu’une entrée en matière pour l’intervention militaire russe, celle-ci étant fondée sur la suppression de la troisième voie afin de placer les Syriens et le monde entier devant un choix impossible entre la terreur de l’État syrien incarnée par Al-Assad et son régime et la terreur de Dâesh et de ses acolytes.
C’est pourquoi le défi auquel nous sommes confrontés est celui de la construction de cette opposition, dont on attend non seulement qu’elle dirige les opposants syriens qui se battent aujourd’hui les armes à la main sur le terrain ou qui agissent dans le domaine des relations internationales, mais aussi, bien davantage encore, qu’elle s’attaque à la tâche ardue de la transition politique. Pour une transition politique réussie, l’on pariera non pas sur les rescapés du régime, que l’on associerait à une instance de transition alors qu’il s’agit de piliers de la tyrannie, mais bien sur l’Armée Libre et sur l’opposition démocrate, ainsi que sur les courants islamistes modérés et démocratiques, c’est-à-dire sur ce noyau national à la constitution duquel nous devons œuvrer et pour la constitution duquel tous les courants et toutes les factions devront faire des concessions idéologiques et intellectuelles mutuelles, si nous voulons réussir à réunir autour de lui la majorité des Syriens appartenant à toutes les confessions religieuses et originaires de toutes les catégories sociales.
[RA] : La Révolution et l’opposition syriennes ont-elles réussi à sécréter des personnalités et des figures qui soient capables de prendre la direction de la période qui s’ouvre, ou bien, au contraire, se sont-elles contentée de dénoncer des dirigeants et des leaders [incompétents] ?
[BG] : Vous venez de mettre le doigt sur ce qui est sans doute l’un des principaux problèmes qui a porté atteinte à la Révolution syrienne et qui l’a entravée, à savoir la question de sa direction. En vérité, lorsqu’on a poussé l’opposition syrienne à entrer dans une sorte d’arène du combat de coqs, et que chacun a aspiré à se retrouver au premier rang, tout un chacun a eu pour projet de se retrouver au premier rang, le projet de tout un chacun est devenu d’être le premier et d’écraser le second, qu’il ne considérait non plus comme son camarade de combat, mais bien comme un adversaire, voire comme un ennemi. Ainsi, au lieu de conforter l’image et le leadership de personnalités qui avaient des possibilité et des talents dans tel ou tel domaine en les soutenant, en les aidant financièrement et en mettant en valeur leurs succès afin d’en augmenter le poids et l’influence tant à l’intérieur de la Syrie qu’à l’extérieur afin que leur parole acquière force et crédibilité dans les cénacles internationaux et qu’elles soient reconnues par tous, nous avons développé un art, ancien chez nous, consistant à défigurer l’image des personnalités volontaires pour endosser leurs responsabilités, à leur nuire et à les paralyser au moyen d’accusations totalement infondées et en diffusant des documents de propagande du régime les compromettant jusqu’à ce qu’ils soient évincés et jusqu’à ce que l’opposition tourne en rond dans un cercle vicieux fait de luttes pour le pouvoir, pour la direction du mouvement et pour les postes à responsabilité. Je souffre, lorsque j’entends des opposants se plaindre de l’inexistence, dans la Résistance syrienne, de personnalités jouissant d’un charisme exceptionnel. La solution, ici, est peut-être de disposer d’hommes d’exception dans le domaine politique, comme c’est déjà le cas dans tous les autres domaines, mais tous ceux que nous connaissons, parmi les dirigeants et les chefs d’États, parmi les dirigeants de formations armées et de partis politiques, ne sont pas dotés de charisme, de noblesse et d’exemplarité. Ce sont des gens ordinaires ou moyens, mais dont leurs peuples ont fait d’eux des dirigeants en raison de la sincérité, du courage, de l’intelligence, de la patience ou de l’expérience par lesquelles ils se distinguaient, tous, ou pour une partie d’entre eux, misant sur eux, les soutenant et manifestant pour eux dans les rues, les déléguant auprès des nations et les encourageant par leur comportement positif à aller jusqu’au bout de leurs capacités et de leurs potentialités grâce à l’enthousiasme que génèrent les contacts et les interactions positives avec eux. Le fait de diriger n’est pas nécessairement lié à un quelconque talent à diriger ni à des capacités exceptionnelles, ce n’est pas une question personnelle dont pourrait décider un individu, car aucun individu, aussi grands qu’en soient les talents, n’accèdera à un poste de direction dès lors que les autres ne l’y auraient pas admis. Il ne s’agit pas de talents individuels exceptionnels, ceux qui en détiennent ne représentent d’ailleurs qu’une petite proportion des dirigeants. Diriger, c’est une fonction dont les gens investissent des personnes sur lesquelles ils misent, qu’ils estiment et qui ne se maintiennent dans leur fonctions qu’aussi longtemps que les gens acceptent la personne qui en est investie. En résumé, ce qui fait qu’un chef en est un, c’est le soutien que lui accorde le public, et en particulier les élites tant politiques que sociales.
Or, ce qu’il s’est produit en Syrie, c’est que personne ne veut confier cette mission (de direction) à qui que ce soit. Tous se battent pour se l’arroger, et c’est ainsi que cette fonction est restée vacante et qu’en compensation, nous avons accepté des gens que nous n’avons amenés là qu’à la seule fin de combler ce vide, sans leur vouer le moindre des respects ni la moindre des confiances, et sans susciter chez eux le moindre sentiment de leur responsabilité ni l’engagement ou l’enthousiasme à prodiguer des efforts et à endosser les difficiles responsabilités d’une direction. Nous avons eu plusieurs dizaines de candidats égarés, de responsables calamiteux, de chargés de direction HS et de leaders perdus dans les nuages qui attendaient leur heure de gloire lors de chaque séance et lors du moindre revirement. Pour qu’un dirigeant bénéficie de la confiance des pays étrangers et de l’opinion publique, il faut qu’il jouisse, avant cela, de la confiance de ses électeurs et de ses sympathisants, c’est-à-dire de ceux qui lui ont fait et lui font confiance. Si celle-ci lui fait défaut à l’intérieur, il n’en jouira pas à l’étranger : c’est ce qui est arrivé aux dirigeants de nos instances tant politiques que militaires. Était-il logique que les Syriens n’aient pas eu de personnalités disposant de l’expérience, de la justesse de jugement et de connaissances suffisantes en matière de politique et de relations internationales ? Mais si l’opposition rejette elle-même toute personnalité qu’elle a elle-même choisie pour être son leader, un choix qu’elle a validé, et si elle a elle-même ruiné sa réputation avant même que d’autres ne le fasse, la plupart du temps par des mensonges, par une propagande fallacieuse et par des rumeurs, comme cela se produit chez nous, aucun dirigeant ni aucun leader n’y survivront. Et pour cette raison, nous resterons sans direction fédératrice, sans projet et sans programme de travail, sans vision commune et sans capacité à faire fructifier nos sacrifices et à les traduire en gains politiques et en victoires. Nous faisons des sacrifices sans récolter grand-chose en contrepartie, en tout cas sans récolter des gains qui soient à la hauteur de nos sacrifices. Telle est notre situation depuis près de cinq années. C’est pourquoi je suis persuadé que la formation d’une direction nationale rassemblant les combattants et les politiques est aujourd’hui la tâche primordiale de la Révolution syrienne. Si nous n’y parvenions pas, nous serions exclus de la solution du conflit et nous continuerions à faire des sacrifices et à perdre des martyrs par dizaines quotidiennement sans pouvoir arracher le moindre acquis ou le moindre des droits et la satisfaction de la moindre de ces aspirations que tous les peuples ont en partage. Tout ce à quoi nous aurons droit, c’est à ce règlement qui aura pour prix la mise à l’écart de l’opposition syrienne et son passage par pertes et profit – au motif de son éclatement et de ses divisions ou de son extrémisme, voire de son terrorisme.
Or, ce qu’il s’est produit en Syrie, c’est que personne ne veut confier cette mission (de direction) à qui que ce soit. Tous se battent pour se l’arroger, et c’est ainsi que cette fonction est restée vacante et qu’en compensation, nous avons accepté des gens que nous n’avons amenés là qu’à la seule fin de combler ce vide, sans leur vouer le moindre des respects ni la moindre des confiances, et sans susciter chez eux le moindre sentiment de leur responsabilité ni l’engagement ou l’enthousiasme à prodiguer des efforts et à endosser les difficiles responsabilités d’une direction. Nous avons eu plusieurs dizaines de candidats égarés, de responsables calamiteux, de chargés de direction HS et de leaders perdus dans les nuages qui attendaient leur heure de gloire lors de chaque séance et lors du moindre revirement. Pour qu’un dirigeant bénéficie de la confiance des pays étrangers et de l’opinion publique, il faut qu’il jouisse, avant cela, de la confiance de ses électeurs et de ses sympathisants, c’est-à-dire de ceux qui lui ont fait et lui font confiance. Si celle-ci lui fait défaut à l’intérieur, il n’en jouira pas à l’étranger : c’est ce qui est arrivé aux dirigeants de nos instances tant politiques que militaires. Était-il logique que les Syriens n’aient pas eu de personnalités disposant de l’expérience, de la justesse de jugement et de connaissances suffisantes en matière de politique et de relations internationales ? Mais si l’opposition rejette elle-même toute personnalité qu’elle a elle-même choisie pour être son leader, un choix qu’elle a validé, et si elle a elle-même ruiné sa réputation avant même que d’autres ne le fasse, la plupart du temps par des mensonges, par une propagande fallacieuse et par des rumeurs, comme cela se produit chez nous, aucun dirigeant ni aucun leader n’y survivront. Et pour cette raison, nous resterons sans direction fédératrice, sans projet et sans programme de travail, sans vision commune et sans capacité à faire fructifier nos sacrifices et à les traduire en gains politiques et en victoires. Nous faisons des sacrifices sans récolter grand-chose en contrepartie, en tout cas sans récolter des gains qui soient à la hauteur de nos sacrifices. Telle est notre situation depuis près de cinq années. C’est pourquoi je suis persuadé que la formation d’une direction nationale rassemblant les combattants et les politiques est aujourd’hui la tâche primordiale de la Révolution syrienne. Si nous n’y parvenions pas, nous serions exclus de la solution du conflit et nous continuerions à faire des sacrifices et à perdre des martyrs par dizaines quotidiennement sans pouvoir arracher le moindre acquis ou le moindre des droits et la satisfaction de la moindre de ces aspirations que tous les peuples ont en partage. Tout ce à quoi nous aurons droit, c’est à ce règlement qui aura pour prix la mise à l’écart de l’opposition syrienne et son passage par pertes et profit – au motif de son éclatement et de ses divisions ou de son extrémisme, voire de son terrorisme.
[AR] : Jusqu’où pourrait aller ce fameux « règlement » ? Jusqu’à une partition de la Syrie, par exemple ?
[BG] : Aujourd’hui, tout est possible. En effet, les forces antagonistes régionales et internationales sont conscientes du poids pris par la crise, ainsi que des dangers de son emballement, et elles aspirent à une solution. Elles sont prêtes à faire les concessions dont elles ont le sentiment qu’elles sont à même de les faire sans avoir à subir de perte tant dans leurs principaux bastions militaires que dans leur réputation. C’est pourquoi les grandes puissances ne veulent pas s’impliquer dans une confrontation qui ne pourrait qu’entraîner une prolongation de la durée du conflit. Quant à savoir de quel sera le genre de ce règlement, cela dépendra en grande partie de nous, de nous les Syriens, et de nous les Syriens de l’opposition, en particulier. Si nous réussissons à pousser dans le sens de la mise en application de la déclaration de Genève I, qui stipule la préservation de l’unité de l’État et de son territoire, avec des modifications constitutionnelles garantissant l’égalité et la reconnaissance des droits des minorités, ce qui exige que l’opposition soit unie et forte, il n’y aura pas de partage de la Syrie. Mais si nous ne parvenions pas à une solution qui convainque toutes les composantes syriennes et si le monde en vient à désespérer de nous, la partition de la Syrie sera à l’ordre du jour sous le nom de fédéralisme, c’est là la solution la plus simple, même si elle ne saurait mettre un terme à tous les problèmes et si elle ne stoppe pas la guerre, ne faisant que la relancer à l’intérieur de chacun des mini-États proposés avec encore bien plus de férocité qu’aujourd’hui, car il s’agira de guerres d’épuration ethnique et de guerres ouvertement interconfessionnelles ne connaissant aucun frein ni aucune limite, et ce, sur la base : « Puisque vous n’avez pas été capables de trouver un accord entre vous, séparez-vous ! ». C’est ce qui s’est produit en Irak. Le fédéralisme qui y a été en réalité imposé, même si cela n’est pas ouvertement déclaré, n’a pas mis fin à la guerre dans ce pays. Mais il a détruit l’État national unifié (irakien), après quoi il en a empêché la reconstruction. Mais assurément, ce qui est préoccupant, en l’occurrence, c’est le fait que beaucoup de politiciens spécialistes des relations internationales ne connaissent qu’imparfaitement la situation syrienne et qu’ils croient qu’il se déroule en Syrie plusieurs guerres sans issue entre toutes les communautés religieuses et entre toutes communautés ethno-nationales et que, même si la partition de la Syrie ne règlera certainement rien, ils pourront dire qu’ils auront au moins tenté de faire quelque chose mais sans y avoir réussi, comme ils le disent déjà à propos de l’Irak et de la Libye, et ils trouvent dans la partition du pays une porte de sortie qui leur permette de s’exonérer de leurs responsabilités.
La solution à la russe, dont il semble qu’elle parie sur le soutien apporté à l’État syrien au travers du soutien apporté au régime Assad et de son sauvetage peut encourager à emprunter cette voie, si la solution russe persiste à maintenir Assad et si elle continue à imposer cette solution aux autres protagonistes par la force, contribuant de ce fait à rendre le conflit interminable et à aggraver la coupure entre les Syriens et à bouleverser les équilibres démographique, sociaux et militaires du pays.
L’Occident s’oriente quant à lui, aujourd’hui, en dépit des discours apaisants de certains de ses dirigeants, vers une sortie de crise qui soit rapide. Sa réflexion porte sur la manière de se retirer en essuyant le minimum de pertes et sans perdre le moins du monde la face, c’est-à-dire en veillant à ce que l’opposition qu’il a soutenue au cours des années passées obtienne un petit quelque chose et ne se retrouve pas gros Jean comme devant.
Quoi qu’il en soit, l’opposition ne doit accepter de partition à aucun prix. Une partition apporterait en effet non pas la paix, mais une guerre permanente, et tout le monde en reviendrait, mais seulement après avoir pris conscience de son échec. Donc, pas avant que tout le pays ait été réduit à l’état de ruines. Mais il est possible, et sans doute utile, aujourd’hui, que l’opposition accepte un gouvernement autonome pour les minorités qui en feraient la demande, voire également pour d’autres, les habitants concernés disposant de leur administration autonome, mais pas en matière de territoire – celui-ci devant rester uni et soumis à un droit unique, celui de la souveraineté de la république et de sa constitution, et donc sans que le pouvoir autonome des communautés porte atteinte aux principes fondamentaux de la République syrienne en matière d’égalité entre tous les citoyens, de l’état de droit et de l’égalité entre tous les citoyens en matière de droits et de devoirs. De ce fait, il ne saurait être question de fédéralisme, mais bien d’une administration décentralisée permettant aux individus et aux groupes de jouer un rôle plus important que par le passé dans la prise de décision en ce qui concerne leurs propres affaires, et ce, dans chaque région et dans chaque département.
Fatwas djihadistes
[RA] : L’on assiste aujourd’hui à un regain de fatwas djihadistes, après l’entrée directe de la Russie dans le conflit, comme la fatwa du Sheikh Karîm Râjih ou la déclaration des Frères musulmans… Qu’en pensez-vous ?
[BG] : Il s’agit pour partie d’un enthousiasme religieux qui trouve son origine dans la crainte pour la Révolution et pour ses intérêts, mais pour ce qui concerne leur dimension politique, il s’agit d’une sorte de course à qui réussira à imposer une nature particulière à la Révolution avant même que celle-ci ait vaincu. C’est pourquoi, il s’agit, en troisième part, d’ignorance politique. Et il s’agit aussi d’apporter de l’eau au moulin des forces qui tiennent la Révolution en embuscade et qui se servent de son caractère religieux de plus en plus accentué pour refuser la transition démocratique et pour réfuter également la propagande négative visant ces mouvements. De toute évidence, cela va à l’encontre de la politique dont nous avons besoin aujourd’hui pour contrer la campagne militaire russe et pour faire échouer les appels à régler la crise au détriment de forces de l’opposition se voyant accuser d’être majoritairement islamistes. Au contraire, il faut que l’opposition syrienne, aujourd’hui, raccommode la cassure entre ses composantes islamistes et ses composantes civiles et qu’elle affirme le principe du pôle national unificateur ouvert à tous les Syriens en sa qualité d’unique porteur authentique du projet de changement et du rêve syrien d’une démocratie pluraliste dans laquelle tous les citoyens vivront sur un pied d’égalité sans égard pour leur appartenance religieuse, politique et ethnique, une Syrie démocratique dans laquelle tous les groupes et toutes les formations religieuses et ethniques coexisteraient sous la protection de son gouvernement. Il va de l’intérêt des Russes et du régime Assad que ce pôle disparaisse et qu’il se dissolve dans des oppositions dispersées en conflit et en concurrence entre elles, et que certaines d’entre elles se dirigent davantage vers des orientations religieuses qu’il leur sera facile de stigmatiser en les accusant d’extrémisme. Certains opposants ont le sentiment que l’excitation des sensibilités religieuses et l’ajout d’un caractère islamique à la Révolution ont leur importance non seulement pour apaiser la majorité, qui souffre de marginalisation et de persécution en raison de son identité et de ses droits, mais aussi parce que cela serait nécessaire pour se gagner davantage de combattants syriens et arabes, pour les mobiliser et pour les pousser à davantage de sacrifices dans la confrontation avec l’ennemi. Il y a, en cela, beaucoup de réalisme froid. Mais ce qu’ils croient gagner en adoptant cette stratégie axée sur la mobilisation religieuse, ils le perdent sur d’autres plans, et il en va de même de l’affirmation de cet engagement qui referme assurément tout autant la porte du dialogue national généralisé et conduit à une mauvaise compréhension de la Révolution et de ses slogans par les yeux pays influents qui font la pluie et le beau temps en matière de soutien militaire et politique. Aussi grands soient les sacrifices consentis par un peuple syrien et aussi grand soit le nombre de ses martyrs, aucune révolution ne pourra triompher et se transformer en État, à notre époque fondée sur la mondialisation et sur des interactions permanentes et extrêmement importantes entre les régions et entre les pays, sans avoir obtenu au préalable la reconnaissance de pays grands et petits, ou d’un groupe influent de pays. Parier sur le contraire ne peut que se traduire par un glissement (conscient ou inconscient) vers les positions d’Al-Qâeda et par l’abandon d’un projet d’édification d’un État politique au profit du projet d’un « djihâd » permanent et d’une guerre interminable.
Pour qu’il y ait un troisième pôle, une troisième voie qui soit capable de briser l’équation qu’Assad et les Russes veulent nous imposer, d’un côté, et de briser aussi celle à laquelle réfléchissent les Occidentaux, de l’autre, comme alternative désastreuse mais unique constituée de Bachar + les Russes + l’Occident, ce troisième pôle étant le fédéralisme, il faut que toutes les forces révolutionnaires aspirant à arracher le pouvoir, à reconstruire l’État et à protéger son indépendance, sa souveraineté et l’unité de son territoire et de son peuple se réunissent sous un même drapeau, celui de la Révolution, et sous des mots d’ordre communs : l’État de la liberté face à l’État (assadien) de la tyrannie et de la cruauté, l’égalité plus la justice dans l’état de droit. Porteuse de ce message, la Révolution pourra réunifier les Syriens, recouvrer la confiance de l’opinion publique mondiale et se gagner le soutien des nations et leur contribution à la reconstruction de ce que la dictature et la sauvagerie auront détruit tant au niveau de l’économie que sur le plan humain.
[RA] : Généralement, vous qualifiez le régime Assad de régime mafieux qui a mis les minorités religieuses au service de ses intérêts. Mais certains considèrent que ce qui s’est produit, en réalité, après toutes ces années, c’est que des minorités se sont rassemblées derrière Assad de leur propre mouvement. Cela ne vous amène-t-il pas à modifier votre description de la situation ?
[BG] : Le régime a annexé les gens en leur faisant peur, et non par le fait qu’il les aurait convaincus de la validité de ses idées et/ou de sa politique. Lui et ses alliés, ils ont déployé une intense activité afin de diffuser la terreur parmi eux en caricaturant l’image des Révolutionnaires et des opposants. Mais si l’on procède à une analyse approfondie, personne, parmi les gens qui se sentent obligé de soutenir le régime, y compris chez les alaouites, n’a d’intérêt puissant ni a fortiori éternel à marcher derrière des dirigeants qui ont conduit tout le monde au suicide et qui ont conduit le pays à ce qu’il soit occupé par d’autres pays et par des milices étrangères. Il a suffi aux services d’Assad de déposer quelques bombes et de mutiler pour les défigurer quelques cadavres ici et là pour pousser des minorités particulièrement affaiblies à prendre parti pour le dictateur. Dans l’immense majorité des cas, ils ne l’ont pas fait par peur des islamistes, comme on a voulu le donner à accroire : ils ont tout simplement eu peur des représailles des hommes de main de Bachar al-Assad, les shabbîha, de ses agents et de ses services de renseignement. Cela vaut également pour la majorité des citoyens ordinaires alaouites : ceux-ci se sont réfugiés auprès du régime de peur de sa répression à leur encontre, au début des événements, puis de peur que les Révolutionnaires et les opposants ne se vengent contre eux des crimes perpétrés contre eux-mêmes par le régime. Cela ne signifie nullement qu’ils seraient tous devenus des partisans d’Assad ni que celui-ci serait devenu le représentant des chrétiens ou d’autres Syriens appartenant à des minorités. Le régime était et reste constitué d’une camarilla corrompue et peu nombreuse, y compris par comparaison à la population alaouite. Si l’on excepte ceux qui ont été achetés contre des nominations à des postes à responsabilités, contre des vols à grande échelle, en échange de leur association aux mafias de l’argent, de la drogue, des armes et du terrorisme, qui appartiennent à toutes les confessions religieuses et à toutes les composantes ethno-nationales et ne représentent pas plus de 5 pourcents des Syriens, personne n’a retiré le moindre profit du régime. En revanche, l’immense majorité des Syriens ont souffert des malheurs et des catastrophes des guerres provoquées par la politique du régime. A contrario, personne n’a rien à perdre au changement, y compris les alaouites, qui ont subi les pires catastrophes à cause de sa politique à la fois démente, criminelle et suicidaire.
Dans son contenu socio-économique, ses modes de fonctionnement, son style de gouvernement, sa manière de traiter le peuple, le régime Assad a toujours été et reste un régime mafieux Il s’agit d’un gang organisé sous la forme d’un État qui ne respecte aucun standard éthique, aucun processus politique connu ni aucune croyance religieuse ou confessionnelle : ce régime n’est mû que par ses seuls intérêts privés, il exploite tout le monde, les sunnites comme les alaouites, les minorités et les majorités pour assurer sa survie et pour élargir l’étendue de ses pillages et de sa tyrannie. Ce régime mafieux n’a jamais tenté de proclamer un quelconque pacte entre les minorités ni de mobiliser celles-ci derrière lui ni de lier leur sort à sa personne, si ce n’est pour les impliquer dans sa confrontation avec la Révolution populaire et afin de dresser une partie de ces communautés minoritaires contre la majorité sunnite qui constitue une large base du peuple, ainsi que contre la Révolution, dans le cadre de la stratégie déployée par Assad consistant à mélanger les cartes et à tenter (vainement) de rendre neutre le bloc sunnite et de faire avorter la Révolution.
Il n’y a aujourd’hui en Syrie de conflit, ni autour de la foi ni autour de la modification des croyances religieuses. Cela existe peut-être chez les Iraniens, ou tout au moins chez certains d’entre eux, mais pas chez les Syriens. Le conflit actuel en Syrie est un conflit autour du pouvoir, autour de l’État et autour des ressources du pays. Personne ne veut contraindre qui que ce soit à changer de religion, comme voulaient le faire les Croisades au Moyen Âge. La plupart des Syriens ne combattent pas aujourd’hui en étant mus par des motivations religieuses, mais bien pour poursuivre des buts de nature politique et sociale. Même les membres de Dâesh ne se battent pas pour la religion, cette religion qu’ils renient à chacun des pas qu’ils font : non, ils combattent pour conquérir l’État, le pouvoir et les ressources économiques du pays, c’est-à-dire pour un but tout ce qu’il y a de plus séculier et profane, et non pour je ne sais quelle mission religieuse.
[RA] : Que pensez-vous du concept, nouveau, d’alaouitisme politique ? Son apparition vous étonne-t-elle ?
[BG] : Ce nouveau concept a été bien plus mal compris qu’il n’a de sens, à dire le vrai. Il est dans la continuité du « maronitisme politique », qui entend désigner l’hégémonie d’une élite aux origines maronites sur la politique de l’État (libanais) et qui justifie cette hégémonie en établissant un lien entre l’existence dudit État, la présence chrétienne et le rôle éminent de la communauté maronite (au Liban). Le renoncement au concept de « maronitisme politique » équivaut à renoncer à la croyance selon laquelle cet État (libanais) aurait été créé à la seule fin de faire émerger une élite du sein d’une communauté bien définie. La Syrie n’a pas été créée à la seule fin que Bachar et sa clique, ainsi que les familles de son entourage, la gouvernent pour l’éternité.
Peut-être ce qu’Al-Azem signifie par ce concept d’alaouitisme politique vise-t-il l’effort déployé par la clique au pouvoir pour mobiliser les alaouites derrière elle sous un autre prétexte, celui de la peur de la domination des sunnites et des dangers que cette domination est censée représenter pour eux, à la seule fin de conserver le pouvoir, si possible éternellement.
Mais, au final, les alaouites ne peuvent pas croire, quels que soient les efforts déployés par le régime pour les tromper, que la Syrie aurait été créée à la seule fin d’être le royaume éternel d’Assad et de ses descendants et que leur existence est conditionnée à celle de la dictature sanglante et à son maintien quel qu’en soit le prix, et qu’ils sont prêts à se battre jusqu’au dernier alaouite contre tous les autres Syriens pour conserver leur Assad et pour permettre à son héritier de lui succéder après sa mort. Ce que veut le citoyen alaouite, c’est exactement ce que veut n’importe quel citoyen syrien où que cela soit en Syrie : ils veulent la paix, la sécurité, l’égalité, la justice, l’égalité des chances dans tout ce qui concerne le travail, la formation, la formation permanente, la promotion professionnelle et sociale. Même à supposer qu’un État alaouite existe un jour, les membres de la communauté alaouite accepteront-il que cet Etat alaouite soit gouverné par les gros bras d’Assad, les shabbîha, par ses services de sécurité, par la pratique des assassinats et des tortures qui leur seront infligées, à eux et à leurs enfants, dans les sous-sols des prisons et des camps d’internement ? C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais été emballé par ce nouveau concept. J’y ai vu une tentative pour comprendre au travers d’un rapprochement de la situation syrienne avec la situation libanaise. Mais, personnellement, je ne pense pas que le conflit en cours en Syrie soit une guerre de religions, même s’il y a aujourd’hui, en marge du conflit politique visant à changer les bases du pouvoir, également des machinations confessionnelles qu’il convient de traiter et de déjouer.
Mais les principaux enjeux du conflit syrien, aujourd’hui, ne sont ni confessionnels ni nationaux. L’enjeu, c’est l’État syrien, auquel sont liés les intérêts de tous les Syriens, exactement comme les intérêts de tous les Syriens étaient confisqués, dans le territoire de cet État, par le régime, avec tous les moyens dirimants dont il disposait, au profit de la mafia régnante. J’insiste sur ce qualificatif de régime mafieux. Et, même si la majorité des membres patentés de cette mafia étaient d’origine alaouite, cela ne signifie pas qu’ils y travaillaient dans l’intérêt de la communauté alaouite, dont la majorité des membres vivent dans un extrême dénuement, sous le fardeau de l’analphabétisme et de l’ignorance, et dont les événements ont montré que la protection de leurs intérêts et même de la vie de leurs enfants n’a jamais fait partie des préoccupation des chefs de la mafia dont il est question ici, ni, encore moins, de leurs objectifs.
Enfin, quelle que soit la part de pertinence du concept de l’alaouitisme politique en tant que concept analytique, on ne saurait accuser (son initiateur), Sâdiq Jalâl al-Azem, de communautarisme, lui qui est le penseur arabe qui a le plus écrit de livres consacrés à la critique de la religion et de la pensée religieuse dominante. Et assurément, lorsqu’il critiquait la religion, il ne visait en aucun cas les alaouites.
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