Entretien avec Burhan Ghalioun, Directeur du Centre d’études de l’Orient Contemporain, La Sorbonne Nouvelle Paris III*
Propos recueillis par Hakim el Ghissassi pour L'Economiste marocain
Quelle est la situation de la Syrie aujourd’hui ?
La Syrie depuis la mort de Hafiz el Assad est dans une période de transition sur tous les plans, intérieurs et extérieurs. Sur le plan intérieur, tout le monde est conscient aujourd’hui que le système socio-économique bureaucratique fondé en 1963 par le parti Baas n’a rien apporté. Il y a un accord sur la nécessité de passer de l’économie dite planifiée à l’économie de marché, du système du parti unique au pluralisme politique, de l’idéologie totalitaire à la liberté d’expression, bref du régime de dictature légitimé par les exigences d’une révolution nationaliste qui a fait long feu, à un régime démocratique. Tout cela suscite un débat intérieur très dense. Sur le plan extérieur, la Syrie se trouve devant un ensemble d’échéances économiques, sociales et géopolitiques. Elle fait face à une grande pression américano- européenne visant à réduire son rôle régional alors qu’elle cherche désespérément à récupérer le Golan occupé par Israël. Elle attend avec impatience la signature des accords euro-méditerranéens grâce auxquels elle espère gagner la bataille de l’intégration économique.
Le système politique actuel est-il favorable à ces transformations ?
Le système politique du parti unique ne fonctionne plus, nous assistons à une mort de la vie politique. C’est au niveau de la société civile que se développent des courants qui appellent à des élections démocratiques, au respect des droits de l’homme. Nous assistons à l’émergence d’une littérature démocratique anti-étatique. La domination baasiste se trouve de plus en plus critiquée. Depuis 4 ans, il y a un débat sur la transition démocratique, cependant plusieurs animateurs des réformes politiques ont été arrêtés en septembre 2001. Il y a une volonté générale de rénovation politique ; même le parti Baas prépare prochainement un congrès pour la rénovation idéologique. Le parti communiste lui-même fait cet effort. Mais tout le monde semble piétiner. On n’arrive pas à avancer, comme si le système est bloqué de son intérieur.
Qu’est ce qui caractérise la scène politique syrienne ?
Ce qui caractérise les 4 dernières années, c’est cet agenda appelé réforme dont tout le monde parle. Le constat est que, vu l’équilibre des forces au sein du régime, les efforts de réforme n’ont rien donné, ils ont été avortés par la résistance des appareils. Le printemps de Damas n’a pas eu lieu, il a été très court. Dès le mois de septembre 2001, à l’aide de l’état d’urgence et de la loi martiale qui sont instaurés dans le pays depuis 1963, lors de l’installation du Baas, sans interruption ? les intellectuels et autres activistes ont été condamnés par des tribunaux d’exception, pratiquement sans droit de défense, à des lourdes peines allant de 2 à 10 ans pour le seul fait d’avoir donné des conférences, voire de participer aux conférence- débats qui se sont déroulés tous dans des salons privés. La réforme promise par le nouveau locataire du palais présidentiel a été une grande déception.
Et sur le plan extérieur ?
La Syrie, depuis l’accès de Hafiz Al Assad au pouvoir, a réussi, grâce à une intelligente exploitation de la guerre froide, à renforcer son influence régionale, s’implanter au Liban et devenir une pièce maîtresse dans la question palestinienne. Hafiz el Assad était maître dans ce jeu. Il a fait de la Syrie un interlocuteur incontournable. Mais cette stratégie fondée sur l’accumulation de la puissance politique, celles des cartes, en vue de la création d’un rapport de force favorable à la Syrie dans l’affrontement avec Israël et pour la récupération du Golan occupé depuis 1967 par Tel Aviv, n’a pas abouti. Devant l’extrémisme israélien et aussi à cause de l’appui inconditionnel de l’administration américaine à sa politique, elle a débouché sur une impasse. Non seulement le Golan n’a pas été libéré, mais le maintien de la présence syrienne au Liban, en Palestine, en Irak et en Turquie coûte de plus en plus cher à la Syrie. Il l’entraîne dans un affrontement direct avec les Etats-Unis, et depuis la dernière résolution 1559 du Conseil de sécurité, avec l’Europe et la France en particulier.
A la fin de la guerre froide et surtout après la mort de Hafiz El Assad, la marge de manœuvre de la Syrie s’est trouvée réduite. Elle appelait à une révision de sa politique régionale et à un renforcement de ses structures et défenses intérieures face aux tentatives évidentes des grandes puissances de réduire son influence extérieure.
Mais, Bechar Al Assad a pensé qu’il pouvait encore joué sur les compétition entre les puissances américaine et européenne pour étendre l’influence syrienne plus encore afin de relancer les négociation sur le Golan. Il n’a réussi qu’à attirer les foudres américaines et européennes qui le met devant un seul choix : de composer avec les forces de coalition ou de subir les conséquences d’une déstabilisation planifiée. Après la loi sur la responsabilité syrienne votée par le Congres, les intimidations militaires sur les frontières syro-israéliennes et syro-irakiennes, vient la résolution du Conseil de sécurité demandant le retrait immédiat des troupes étrangères du Liban, la Syrie se trouve obligée de composer avec les Etats-Unis et l’Europe sans discuter.
Elle est en train de céder, depuis la dernière résolution du CS qui a pris l’aspect d’un ultimatum euro-américain, sur de nombreux points. Elle accepte de satisfaire les demandes européennes sur la clause des armes de destruction massive liée à la signature de l’accord de partenariat euro-méditérranéen après un long refus, elle accepte de collaborer dans l’instauration d’une coopération militaire et sécuritaire tripartite, américano-syro-irakienne pour renforcer la sécurité des frontières de l’Irak et aider le nouveau gouvernement de Iyad Allaoui à s’installer et elle annonce un nouveau redéploiement de ses troupes au Liban.
Sur la proposition de la France, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 1559, qui appelle la Syrie à se retirer du Liban, quelles sont les retombées ?
Comme je viens de le mentionner, la Syrie a commencé l’application de la résolution 1559, elle a annoncé le 22 septembre le redéploiement de son armée au Liban. Elle a accepté également en 2003, en réaction à la loi américaine sur le jugement ou la responsabilité de la Syrie, de ne plus défendre les organisations palestiniennes que les Américains ont dénoncées. Ainsi, toutes les activités du Hamas et du FLP (Front de Libération de la Palestine) ont été gelées. Les responsables syriens ont reçu, pour la première fois, une délégation parlementaire palestinienne reconnaissant ainsi de facto l’autorité palestinienne de Yasser Arafat. La Syrie est obligée de collaborer avec les politiques euro-americaines dans la région en espèrant arriver un jour à l’ouverture des négociations israélo-syriennes sur le Golan.
La vérité est que la Syrie se trouve dans une très mauvaise situation, une réforme qui n’arrive pas à s’imposer, malgré tous les efforts, une corruption qui continue à s’étendre, une croissance très faible, un investissement extérieur en deça des espoirs, un blocage du processus de modernisation démocratique et l’absence de tout espoir dans une éventuelle récupération de son territoire occupé par les Israéliens.
Il y a une pression extérieure de plus en plus forte afin d’obliger la Syrie à se replier sur elle-même et de lâcher toues les sources de puissances extérieures sur lesquelles elle comptait jouer. Elle n’a aujourd’hui qu’une seule chance d’en sortir, c’est de miser sur ses propres forces et de mettre en valeur ses ressources humaines et physiques. Cela veut dire une véritable réforme de structures capable de rétablir la confiance, une réconciliation nationale attendue depuis très longtemps, une ouverture démocratique réelle et une politique extérieure fondée sur le respect mutuel, la réciprocité et la coopération. Sinon, il n’y aura pas de remède à la dégradation de la situation ni intérieure ni extérieure.
Ce retour à la réforme intérieure n’est-il pas ce que demande l’administration américaine dans son projet de réforme du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ?
La réforme américaine est un leur. C’est de la pure propagande. L’exemple de la Libye est très significatif ici. Ce que cherche l’Administration américaine c’est des changements de politiques dans le sens de la préservation de la suprématie israélienne et de la sécurité du pétrole. Elle s’attache avant tout à la dislocation du bloc arabe et à la liquidation des liens de solidarité de quelle que sorte qu’ils soient entre les peuples arabes. Pour le reste, il ne s’agit que de slogans qu’elle brandit pour faire pression sur les gouvernements arabes et les forcer à accepter de collaborer avec la stratégie américaine et pour leur arracher le maximum de concessions.
Donc c’est un échec du panarabisme ?
Cet échec est de toutes les façons le notre. Nous sommes responsables de l’avortement du projet d’intégration arabe, pas les Américains. Mais, eux, ils sont en train d’en tirer le grand profit. Les conséquences de cet échec ont été bien analysées dans les rapports du PNUD auxquels j’ai participé : pas de croissance, les processus de démocratisation restent faibles, le respect des droits de l’homme fait défaut dans une grande partie des pays arabes et dans le même moment, c’est la région du monde où l’influence étrangère est la plus forte.
Quel avenir ?
Reconstruire les pays à l’intérieur : respecter l’humain, favoriser son épanouissement, le former, reconnaître la souveraineté de chaque individus, sa personne, son rôle, sa place dans la sociétés, ses droits et ses devoirs, bref, refonder une vraie nation dans le sens moderne de terme à la place des peuples asservis, inféodés et inhibés qu’a crée l’oppression. Reconstruire les pays arabes à l’extérieur : refonder les relations interarabes sur des bases rationnelles basées sur la recherche de l’intérêt commun, le développement, la paix et l’intégration économique et politique au lieu de continuer à s’entredéchirer pour attirer la protection ou la bienveillance des puissances étrangère à la région. Toute la littérature sur le nationalisme arabe est dépassée, l’expérience européenne a montré qu’on n’a pas besoin d’appartenir à une race ou avoir une même langue pour se constituer en force économique et politique. Mais l’idée de l’intégration arabe reste cruciale. Car, l’une des causes principales de l’échec du monde arabe dans son démarrage économique et politique a été son incapacité à coopérer et à créer un ensemble cohérent.
Malheureusement, nous n’avons pas réussi à faire émerger des forces nouvelles pour porter ce projet de rénovation du monde arabe auquel nous appelons. Les seules forces qui émergent aujourd’hui sont les forces de la société civile. Elles cristallisent les aspirations des gens, dans la justice, la démocratisation. Mais, il y a des forces politiques qui vont être créées, les anciennes organisations se convertissent. Nous pouvons miser sur la maturation de certaines forces islamiques qui rejetaient les principes de la démocratisation et qui aujourd’hui se familiarisent avec le processus démocratique, c’est le cas de la Turquie. Les systèmes autoritaires n’ont plus d’avenir.
Cheikh Quardaoui, dans son discours de déclaration de la Constitution du Conseil mondial des savants musulmans, a dit que la première fatwa que nous faisons « dans l’absence d’un khalifat ce sont les savant qui prendront le flambeau et nous nous considérons à la place des khoulafas », que pensez vous ?
Si on veut dire par savoir la connaissance du monde, de ces dynamiques et la reconnaissance de la capacité de chaque individu à avoir une conscience politique je suis d’accord, mais je ne suis pas sûr que ce soit cela à quoi Quardaoui fait allusion. Pour lui il s’agit des savants religieux. Cela est dépassé. Il faut abolir toutes les tutelles politiques et intellectuelles pour reconnaître le droit de participation à tout le monde.
La demande de la réalisation d’un Etat islamique est-elle toujours à l’ordre du jour des mouvements islamiques ?
Je pense que l’Etat islamique a été un rêve. Il a beaucoup perdu de son impact après les expériences de l’Afghanistan, du Soudan et de l’Iran. Les islamistes, les plus conscients, s’orientent vers le model turc et donc vers la conception d’un gouvernement islamique qui réalise un programme et accepte le processus d’alternance et non pas un Etat islamique.
Y’a-t-il un développement de la pensée arabe ?
Contrairement à ce qu’on dit, le monde arabe a fait une rupture radicale avec la pensée d’il y a 20 ans. La pensée démocratique a gagné beaucoup je pense ; Nous avons gagné la bataille de la pensée, il reste à gagner la bataille du réel et transformer les sociétés.
Depuis, on a réussi à transformer l’idéologie arabe, elle n’est plus nationaliste ou socialiste soviétique, elle est devenue démocratique. Mais la transformation de la réalité est autrement plus ardue. Elle demande de rassembler les forces, avoir des stratégies cohérentes pour vaincre toutes les inerties, matérielles et intellectuelles, se libérer du joug des forces extérieures qui défendent leurs intérêts vitaux, comme le pétrole ou la défense de ce qu’elles appellent la sécurité d’Israël alors qu’il s’agit d’un véritable projet de colonisation. On voit bien que le poids du facteur extérieur est très lourd ici du fait, que le monde arabe est proche de l’Europe, il est au coeur de la stratégie atlantique.
Les hautes instances européennes ont ouvert les portes à l’opposant syrien Ghadry, que pensez vous ?
Ghardy a été monté par les services américains. Cela montre que les Américains et les Européens qui l’invitent ne veulent pas soutenir les véritables forces de transformation démocratique dans les pays arabes mais de simples instruments de domination. S’ils étaient sincères ils n’auraient pas du inventer des forces liées à eux mais aider des forces démocratiques sur place. C’est un instrument de pression et non pas un instrument de changement créé pour couper l’herbe sous les pieds des forces démocratiques et pour les discréditer.
Quelle position doit prendre le monde arabe devant les dangers qui guettent la Syrie ?
L’opinion arabe est très solidaire avec la Syrie. Il faut continuer à rester solidaire pour qu’elle récupère ses droits face aux menaces et pressions israéliennes, américaines et européennes injustes. Il ne faut pas que les fautes diplomatiques de ses responsables nous fassent oublier ses droits ni ceux des Palestiniens qui vivent dans un système d’apartheid de plus en plus renforcé.
Derniers livres :
- المركز الثقافي العربي، الدار البيضاء العرب وتحولات العالم، (Les arabes et les mutations internationales)
- النظام السياسي في الاسلام، دار الفكر، دمشق (le système politique en Islam)
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