Vous
attendiez-vous à ce qu’une révolution éclate en Syrie ?
Oui,
après les révolutions tunisienne et égyptienne, ce n’était plus
qu’une question de temps. J’en attendais les signes. Lors de
l’affaire de Deraa au cours de laquelle le régime a réagi de
manière particulièrement brutale, en enlevant et torturant des
enfants qui avaient écrit « C’est ton tour Docteur (i.e.
Bachar El Assad) », j’ai su que la révolution allait éclater
de manière imminente. Il est vrai que beaucoup de gens, Syriens
comme étrangers, n’imaginaient pas qu’un peuple aussi contrôlé
que le peuple syrien serait capable de se soulever. Il y avait certes
beaucoup de peur, mais les Syriens ont été encouragés par les
exemples tunisiens et égyptiens dans lesquels ils ont vu qu’il
existait un moyen pacifique d’obtenir un changement dans leur pays
sans avoir à en payer le prix fort. Ils étaient aussi capables que
les Tunisiens et les Égyptiens de descendre dans la rue pour
défendre leurs droits. Il y avait certes le précédent de Hama en
1982 ; le régime avait massacré une partie de la population et
rasé des quartiers entiers de la ville. Mais l’état d’esprit
des gens avait changé depuis.
La
réponse violente du régime aux manifestations pacifiques lors des
deux premiers mois de la révolution syrienne m’a fait craindre que
les gens reculent. Chaque jour, une vingtaine de jeunes mouraient
sous les balles de snipers. Mais une fois les premiers morts tombés,
et donc la mort affrontée, les gens se sont sentis prêts à mourir
pour la cause et ils le disaient. Ils étaient exaltés, illuminés
par l’espoir de s’affranchir de quarante ans de dictature. Comme
j’intervenais beaucoup dans les médias, la question m’a été
posée de savoir si je ne craignais pas d’être tué, en raison de
mes positions. Je me suis rendu compte que je n’avais pas peur de
mourir, et que j’étais dans le même état d’esprit que ces
jeunes.
Quel
a été votre rôle au début de la révolution syrienne ?
Mon
rôle était évident : la parole. J’étais en contact avec
les jeunes sur le terrain via les réseaux sociaux, je suivais heure
par heure ce qu’y s’y passait. Je communiquais avec eux, leur
donnais des conseils. Même si je n’étais pas en Syrie, je vivais
avec eux. Il y avait une sorte de communion entre nous. D’ailleurs,
un jour alors que j’étais sur le plateau de la chaîne en-directe
al-Jazeera Mubasher, des manifestants qui suivaient l’émission
avaient contacté la chaîne par téléphone pour m’interpeller, je
leur ai répondu en direct. Ce peuple qui se soulevait avait besoin
d’un porte-parole, je pense avoir été en quelque sorte son
premier porte-parole, mais pas le seul bien évidemment. C’est
d’ailleurs ce qui explique que lorsque le Conseil National Syrien a
été fondé, on m’a demandé d’en être le premier président.
Comment
l’opposition s’est-elle organisée pour encadrer la révolution ?
Il
y a eu de nombreuses réunions de Syriens de l’opposition, avant la
création du CNS. Mais je n’ai pas assisté à l’ensemble de ces
réunions qui ont eu lieu, pour la plupart, en Turquie. Comme ma
présence servait de caution à ces réunions, vu cette position de
porte-parole que j’avais, j’ai pris soin de ne me rendre qu’à
celles qui représentaient le plus la diversité des opinions
politiques syriennes. Il m’est arrivé une fois de me retrouver
dans une réunion où la plupart des participants étaient
principalement de la même couleur politique, islamiste en
l’occurrence, j’ai donc décidé d’y assister seulement en tant
qu’observateur, sans prendre part aux débats.
La
première réunion s’est tenue à Antalya. Elle était préparée
et financée essentiellement par un homme d’affaire syrien vivant à
l’étranger Kamal Sanqar. J’ai posé comme condition de ma
participation que le financement de la réunion ne soit pas assuré
par une mais plusieurs personnes pour éviter toute suspicion. Mais
cela n’a pas été possible. Je n’y ai donc pas été. Il y a eu
des réunions à Istanbul, Bruxelles.
Comment
vous imaginiez-vous le cours des événements ?
Pour
nous autres Syriens, notre modèle c’était la Tunisie et l’Égypte.
Nous attendions une amplification du mouvement de révolte et
l’occupation d’une place à Damas, celle des Omeyyades ou celle
des Abbassides, un peu comme la Place Tahrir au Caire. Je n’ai
jamais pensé que les choses évolueraient différemment. Nous
pensions tous que face à un mouvement populaire d’une telle
importance, en dépit des trente à quarante morts par jour, le
régime ne pourrait continuer éternellement à ignorer le peuple.
Sous la pression populaire, soldats et officiers feraient forcément
défection et le régime n’aurait d’autre solution que de quitter
le pouvoir ou de négocier. Dans l’opposition, nous n’avions pas
d’autre stratégie que celle de nous appuyer sur l’amplification
de ce mouvement populaire dont nous pensions qu’il finirait par
imposer sa volonté au régime, comme ce fut le cas en Tunisie et en
Égypte. C’est pourquoi, nous avons soutenu ce mouvement pacifique.
Face à la répression du régime, nous n’avons jamais encouragé
l’action militaire. Car pour nous dans l’opposition, il était
évident que cela aurait transformé le mouvement pacifique en
révolution armée, ce dont nous ne voulions pas, car nous savions
que le régime aurait forcément la suprématie. Passer aux armes,
c’était aussi et surtout prolonger les souffrances des Syriens,
augmenter le nombre de morts, et permettre aux forces étrangères
d’intervenir. Les Syriens perdraient alors le contrôle sur leur
révolution. Au Conseil National Syriens nous en étions parfaitement
conscients. La stratégie du régime avait par contre pour objectif
la militarisation de la révolution par tous les moyens. D’abord la
férocité de la répression était censée pousser les manifestants
à la violence, mais ceux-ci ont continué à réclamer leurs droits
pacifiquement. Le régime a ensuite jeté des armes dans les rues,
les mettant ainsi à disposition de tous. Mais conscients de la
suprématie militaire du régime, les Syriens ne sont pas tombés
dans le piège et ont refusé d’en faire usage. Ils ont continué à
sortir massivement et à manifester pacifiquement, alors que trente à
quarante Syriens étaient alors abattus chaque jour par le régime,
criant « silmiyyeh, silmiyyeh » (i.e. « pacifique,
pacifique »). Le régime s’est alors lancé dans une campagne
de viols des femmes, c’était une véritable « arme de
destruction massive », car comment imaginer que les Syriens
allaient accepter que des enfants soient massacrés et que leurs
femmes et leurs filles soient violées devant les hommes de la
famille et les enfants. J’ai bien sûr mis personnellement en garde
les Syriens contre le danger que faisait peser le recours aux armes
sur la révolution, vu la situation asymétrique. Je leur ai même
conseillé de quitter leurs habitations s’ils étaient en danger,
plutôt que de prendre les armes. Mais que dire à un père ou à un
mari dont la fille ou la femme a été violée en sa présence, et
qui estime devoir venger son honneur atteint, dans une société
conservatrice où la notion d’honneur est centrale ?
N’avez-vous
jamais pensé que la révolution syrienne pouvait suivre le cours du
soulèvement du Bahreïn ou celui de la révolution en Libye ?
Il
n’y a bien sûr aucune comparaison avec le cas du Bahreïn, petit
pays loin de la Syrie. Pour le cas libyen, c’est différent. C’est
un exemple à la fois positif et négatif : positif dans le sens
où la communauté internationale a réagi face à la répression
militaire contre les populations, négatif dans la mesure où une
intervention étrangère dans un conflit est lourde de conséquences
sur l’avenir du mouvement initié par le soulèvement. Face à la
violence de la répression, l’idée d’une intervention étrangère
en Syrie s’est progressivement répandue parmi ces manifestants
mêmes qui étaient fiers du caractère pacifique de leur mouvement,
jusqu’à devenir un des slogans qui baptisent les manifestations du
vendredi1 :
« Le vendredi de l’intervention étrangère ». Pour
nous au CNS, une intervention étrangère en Syrie impliquait
forcément que les pays qui y auraient participé exigeraient en
échange un droit de regard sur les décisions politiques engageant
l’avenir de notre pays après la chute du régime. Nous étions
donc très réticents non seulement au début de la révolution, mais
aussi tant que cette dernière était encore pacifique. Par la suite,
j’ai été très critiqué en raison de mon échec à obtenir une
intervention étrangère. Je savais personnellement qu’aucun pays
ne voulait vraiment intervenir en Syrie, nous pensions en fait qu’il
était important de brandir la menace de l’intervention étrangère
pour faire reculer le régime. Mais nous n’avons même pas obtenu
des États occidentaux qui disaient nous soutenir que cette menace
soit sérieusement brandie. La révolution pacifique s’est donc
très vite trouvée dans l’impasse. On peut dire que la révolution
syrienne est restée pacifique durant sa première année. Mais
lorsque le nombre de morts a atteint une vingtaine de milliers,
beaucoup ont perdu espoir et n’ont plus cru en la stratégie
pacifique. Dès la deuxième année de la révolution, s’est
imposée progressivement l’idée que le régime ne tomberait que
par la force. Des officiers libres qui ont fait défection se sont
organisés pour constituer une armée, l’Armée Syrienne Libre,
fondée par le lieutenant-colonel Hussein Harmouche. Par la suite,
Riyad Al Assaad, colonel de l’armée de l’air, en a été le chef
symboliquement pendant plus d’un an. La stratégie adoptée par
l’ASL sera d’abord défensive : il s’agira de protéger
les civils, en particulier pendant les manifestations, des milices
pro-régime – les chabbiha – et des agents des services de
renseignement.
Quels
ont été vos premiers interlocuteurs, en tant qu’opposants au
régime syrien ?
Nous
avons commencé à nous contacter entre Syriens d’abord, qu’il
s’agisse de ceux qui pendant les trente dernières années ont fait
partie de l’opposition au régime d’Assad, ou bien de ceux qui
sont devenus des opposants au moment de la révolution syrienne. Nous
nous sommes surtout rencontrés entre Syriens. Nous n’avions aucun
contact avec des États étrangers, même pour ceux d’entre nous,
comme moi, qui vivaient à l’étranger. Nous avons commencé à
avoir des interlocuteurs étrangers, qu’ils soient européens ou
arabes, avec la création du CNS. Ce fut mon cas, en tant que
Président de ce conseil.
Avec
la révolution syrienne, l’opposition a été représentée par les
deux principales composantes que sont le Conseil National Syrien
(CNS) et le Comité
de coordination nationale pour les forces de changement démocratique
(CNDD).
Comment se situe-t-elle l’une par rapport à l’autre ?
Avec
la révolution, l’opposition syrienne a regroupé en fait deux
types d’opposition : l’opposition traditionnelle et une
opposition naissante apparue avec les événements et composée de
jeunes activistes. L’enjeu était donc à la fois de surmonter les
divisions au sein de l’opposition traditionnelle et d’unifier ces
deux types d’opposition au régime.
L’opposition
traditionnelle était constituée des partis rescapés de
l’époque où la Syrie avait un régime libéral et qui sous Assad
avait été intégré au Front national progressiste2.
Le
Comité de coordination nationale pour les forces de changement
démocratique est né d’une scission à l’intérieur de ce qu’on
appelle la Déclaration de Damas3,
à la suite d’un conflit entre Hassan Abdel Azim secrétaire
général du parti de l’Union arabe socialiste et Riyad al-Turk
secrétaire général du Parti communiste syrien, devenu ensuite le
Parti du Peuple. Les tentatives de réconciliation ayant échoué,
Hassan Abdel Azim a quitté la Déclaration de Damas avec une partie
de l’opposition. Il en est devenu le coordinateur et j’ai même
été nommé adjoint du coordinateur du CCND et son représentant en
Europe, sans être consulté ! J’ai décliné l’offre. Pour
moi, la création du CCND ou de tout autre organisation politique
n’avait de sens que si l’objectif en était d’unir
l’opposition, sinon c’était aggraver les divisions au sein de
l’opposition et je refusais, en en faisant partie, d’y
contribuer. Dans le fond, les positions du CCND n’étaient pas
différentes de celles du reste de l’opposition syrienne et plus
particulièrement du CNS. La différence essentielle est qu’une
grande partie des membres du CCND vivant en Syrie, il leur était
difficile de soutenir publiquement des positions qui auraient mis
leur vie en danger. Il leur fallait d’une certaine façon adopter
un profil bas. Cette posture a été par la suite présentée comme
une marque de modération censée distinguer la position du CCND de
celle du CNS censée être plus radicale. Or, au CNS, nous ne
faisions que traduire les positions de ceux qui se battent sur le
terrain et sacrifient leur vie pour libérer leur pays de la
dictature. Le CCND a cherché à apparaître comme représentant de
l’opposition dite de l’intérieur, particularité destinée à
lui conférer une grande légitimité, par rapport à une opposition
de l’extérieur que le CNS était censé incarner. Le CCND a
également voulu se distinguer du CNS en présentant ce dernier comme
favorable à une intervention étrangère cependant que lui la
refusait catégoriquement. Or le document fondateur du CNS est très
clair sur la question. Il ne fait aucunement état d’une demande
d’intervention étrangère. Au CNS, nous avons toujours dit que si
la situation exigeait le recours à une intervention étrangère,
cela ne se ferait qu’avec l’accord des instances de notre
conseil, mais aussi des autres composantes de l’opposition
syrienne. Les dirigeants du CCND disaient aussi se différencier du
CNS sur la question de l’armement de la révolution dont ils nous
rendaient responsables. Or, comme j’ai eu l’occasion de leur
dire, le recours aux armes n’a jamais été un choix ; les
Syriens sur le terrain y ont été contraints par la violente
répression du régime. Les positions du CCND étaient en fait de
simples postures qui n’ont jamais permis à leurs dirigeants
d’obtenir quoi que ce soit du régime et ce, malgré la modération
affichée de leurs positions. Cette volonté de distinguer le CNS et
le CCND n’est pas le seul fait de ce dernier, les médias ont
également entretenu l’idée d’une différence pour donner un
sens à l’existence de ces deux composantes de l’opposition.
Comment
est né le Conseil National Syrien ? L’a-t-il été à la
suite d’une initiative étrangère ?
L’idée
que le CNS est né d’une initiative étrangère est répandue en
particulier auprès de ceux qui ont souhaité le discréditer. C’est
en fait une initiative purement syrienne. Il fallait donner à la
révolution syrienne une façade politique, c’était d’ailleurs
ce que réclamaient les manifestants sur le terrain, qui se
demandaient où étaient et que faisaient les opposants. Il y avait
un dialogue permanent entre nous autres, personnalités indépendantes
et membres de partis politiques, dans le cadre de réunions mais
aussi d’entretiens téléphoniques. L’objectif était de mettre
fin à notre éparpillement en nous organisant. L’idée en est née
à l’occasion d’une sorte de table ronde, et non une réunion
politique, regroupant des chercheurs, des intellectuels et des hommes
politiques, portant sur la situation en Syrie, organisée au Qatar
par le centre de recherche « Arab
Center for Research and Policy Studies »
dirigé par Azmi Bishara. À la fin de cette table ronde, nous avons
abordé la question de l’unification et de l’organisation des
opposants syriens au régime. Des membres de la Déclaration de
Damas, du CCND, et d’autres composantes ainsi que des personnalités
indépendantes étaient présents. Par contre, aucun membre des
Frères musulmans n’y participait. Nous nous connaissions tous et
nous avons voulu saisir cette occasion où nous étions réunis pour
faire quelque chose. Nous nous sommes alors mis d’accord sur une
déclaration au nom de ce que nous avons appelé alors « la
coalition nationale des forces de la révolution », nom que
j’ai proposé par la suite lors de la création de la coalition qui
a succédé au CNS comme représentant de la révolution. Cette
coalition comprenait les membres de la Déclaration de Damas et ceux
du CCND présents et dont les positions étaient assez proches. Une
fois le texte de cette déclaration écrit, suite à l’accord entre
ces deux formations, nous avons invité l’autre composante
politique de l’opposition syrienne, les Frères musulmans, à se
joindre à cette coalition. J’avais alors demandé qu’on attende
trois jours le temps d’obtenir les accords officiels des parties
avant de proclamer la naissance de cette coalition. Cela a pris plus
de temps : les Frères musulmans, d’accord sur le principe,
souhaitaient attendre la réunion de leur assemblée (majlis shûra)
pour se prononcer, mais celle-ci n’a pu statuer sur la question
dans le temps imparti ; le CCND n’a pas refusé de faire
partie de la coalition, mais n’a jamais donné son accord officiel
pour l’intégrer. Ce fut notre première tentative de nous
organiser. Elle n’a pas abouti, car toutes les parties n’étaient
pas prêtes alors, mais elle a préparé le terrain à la création
Conseil National Syrien. Le CCND n’a jamais accepté officiellement
de faire partie du Conseil, sans dire non plus qu’il en rejetait
l’idée. Sept places lui était réservées en son sein, comme pour
toutes les autres formations. La porte lui est toujours restée
ouverte et il pouvait à tout moment l’intégrer en envoyant sept
représentants. Il ne l’a jamais fait.
Comment
et par qui le CNS a-t-il été financé ?
Lors
de la création du CNS, nous n’avions aucun financement. Ce n’est
que cinq mois plus tard que nous avons reçu une aide qatarie,
c'est-à-dire un mois avant que je ne quitte mes fonctions en tant
que président. Au départ, nous nous rendions à l’étranger sur
invitation : le transport et l’hébergement était pris en
charge par le pays hôte.
Dans
quelle mesure pouvez-vous dire que le CNS représentait le
peuple syrien ?
La
composition du CNS, lors de sa création, était très diversifiée.
Il y avait la Déclaration de Damas, coalition regroupant plusieurs
partis politique, comme les Frères musulmans et l’Organisation
Démocratique Assyrienne. Les Kurdes y étaient également
représentés. Le CNS a fait aussi une place aux Comités locaux de
coordination qui chapeautaient les manifestations sur le terrain. Les
femmes étaient aussi représentées dans le conseil, mais pas en
tant que représentantes de mouvements féministes. Parmi ces femmes,
il y avait Basma Kodmani, Suheir al-Atassi ou Rima Fleihan. Ce n’est
que par la suite que leur nombre a diminué. On a souvent mis en
avant la prépondérance des Frères musulmans dans le CNS. En
réalité, ils avaient le même nombre de représentants que les
autres formations. Mais le fait qu’ils soient mieux organisés et
qu’ils aient une grande capacité de mobilisation les a souvent mis
sous les feux de la rampe.
Le
Conseil National Syrien a-t-il eu une stratégie de communication à
la fois pour défendre sa cause et pour faire face à la stratégie
de communication du régime syrien ?
Il
n’y a pas eu d’effort fourni ni de réflexion menée pour
élaborer une telle stratégie. Nous pensions que notre cause était
juste et claire et que cela suffisait. A l’intérieur du CNS, nous
nous étions accordés sur le fait qu’il fallait délivrer tous le
même message sur notre cause. C’était le président qui
définissait ce message et il n’y avait pas de divergence sur le
message à diffuser. Notre objectif était un changement de régime
en Syrie, sans qu’il soit porté atteinte aux engagements de la
Syrie avec les pays de la région, auxquels nous avons dit que nous
resterions fidèles. Nous étions évidemment conscients de
l’inquiétude de nos voisins et souhaitions en maintenant ces
engagements préserver notre indépendance face aux États de la
région. Nous avons perdu cette indépendance par la suite en raison
de la tournure qu’a prise la révolution. Nous avons sous-estimé
la propagande du régime et surtout celle de ses alliés iraniens.
Nous n’avons pas répondu à ces mensonges tant ils nous
paraissaient grossiers. J’avais décidé de ne pas réagir à tous
ces propos diffamatoires lancés contre moi. Ce n’est que par la
suite que j’ai pris conscience des préjudices que cela causait
pour moi, mais aussi pour notre cause. Quand le régime, dès les
premiers mois de la révolution, a cherché à discréditer le
mouvement aux yeux des États arabes et occidentaux en agitant
l’épouvantail islamiste, nous n’y avons pas prêté attention,
tant les manifestations sur le terrain apportaient un démenti
cinglant à ces discours mensongers ; qu’il s’agisse des
slogans qu’on y entendait ou qui baptisaient chaque vendredi. Les
manifestations du vendredi étaient régulièrement dédiées à des
héros syriens, de toutes confessions et ethnies, qui avaient marqué
l’histoire de notre pays. La révolution n’a viré vers
l’islamisme qu’après la liquidation de cette première vague de
militants qui se sont engagés dans la révolution et qui étaient
originaires de la classe moyenne urbaine. Ces jeunes militants ont
payé un très lourd tribut durant
un an et demi ; ils ont été tués, arrêtés et torturés ou
ont dû fuir. C’est là
que les banlieues des grandes villes ont fait leur entrée en scène.
D’autres jeunes ont pris le relai. Issus de milieux conservateurs,
ils sont très sensibles aux valeurs religieuses, sensibilité
largement entretenue par la férocité de la répression et le
sentiment d’abandon né de l’inaction de la communauté
internationale. Face à tant d’atrocités subies, seuls les gens
armés d’une foi solide avaient la force de résister.
Qu’en
est-il des contacts de l’opposition avec des gens du régime, que
cela soit fait de manière officielle ou informelle ?
Il
n’y a jamais eu de contact officiel entre l’opposition et le
régime sauf au niveau local dans le cadre de trêves. Car le régime,
comme on a pu le voir à Genève, n’a jamais eu de volonté de
négocier. Si des tentatives ont pu avoir lieu au niveau individuel,
l’objectif ne pouvait être que de compromettre le membre de
l’opposition qui se prêtait à ce jeu.
Comment
avez-vous réagi face au soutien apporté au régime syrien dans
certains pays arabes par la gauche nationaliste ?
Ces
réactions de la part de la gauche nationaliste n’étaient pas une
surprise pour nous. Nombreux parmi ses militants s’opposaient déjà
à la démocratie bien avant les révolutions. Ils craignaient que
toute démocratisation des régimes arabes conduise à l’arrivée
au pouvoir des islamistes. Aveuglés par l’idéologie, ils étaient
les alliés objectifs de la dictature et les complices de la
répression à laquelle celle-ci avait recours pour se maintenir.
Quand
eurent lieu les premiers contacts avec les interlocuteurs régionaux
et internationaux ? À l’initiative de qui ?
Ils
ont commencé avec la création du CNS. Nous avons commencé par
établir un agenda de visites. L’idée était de commencer par les
États arabes : la Ligue arabe dans un premier temps, puis des
pays comme le Qatar, l’Égypte et l’Arabie saoudite. Dans un
deuxième temps, il s’agissait de rencontrer les États européens.
Ce n’est que très tard que nous avons été aux États-Unis. Nous
avons par contre souhaité nous rendre rapidement en Russie pour
expliquer notre cause aux dirigeants de ce pays. Mais le premier pays
avec lequel nous avons été en contact, à son initiative
d’ailleurs, fut la Turquie par l’intermédiaire du ministre des
affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, qui nous y a invités. Nous
avons pu échanger nos analyses sur la situation. Il s’agissait
pour nous de rendre visite aux pays qui nous soutenaient clairement :
la Turquie qui d’ailleurs a accueilli l’opposition syrienne sur
son sol, le Qatar qui nous apportait un soutien politique réel et
dont la télévision al-Jazeera donnait une visibilité à notre
révolution. Il y avait aussi l’Arabie saoudite et l’Europe, la
France en tête. Rencontrer leurs dirigeants nous permettait d’abord
de les remercier pour leur soutien et ensuite essayer de développer
nos relations avec eux. Les invitations des pays européens étaient
il est vrai très nombreuses, au point qu’il m’a été impossible
d’honorer toutes celles qui m’ont été faites. Car notre
priorité au CNS était de rencontrer à la fois les dirigeants des
pays qui nous apportaient le plus grand soutien mais aussi ceux des
acteurs internationaux dont les positions nous étaient hostiles. Je
pense bien sûr à la Russie et à la Chine. Il s’agissait de
dissiper les malentendus et les craintes des dirigeants de ces deux
pays, qui voyaient derrière notre révolution une main étrangère
et s’inquiétaient du rôle que pouvaient y avoir les islamistes.
Nous voulions leur montrer que cette révolution était un mouvement
populaire et que nous étions prêts à coopérer avec eux en vue
d’une solution politique. J’ai été jusqu’au Japon pour
demander aux dirigeants de ce pays de renforcer leur aide.
Les
rapports avec les acteurs régionaux et internationaux :
Quels
ont été vos rapports avec les autorités françaises ?
La
position de la France a été très claire, dès le départ. La
condamnation du régime syrien a été totale et le soutien à la
révolution syrienne franc. Nos relations étaient très bonnes avec
Alain Juppé. Le changement de majorité en 2012 n’a en rien
affecté la position de la France sur la Syrie. François Hollande
que j’ai rencontré avait la même position. Je dirai même qu’avec
l’aggravation de la situation en Syrie, la position de la France à
l’égard du régime syrien a été encore plus ferme.
Quelles
ont été vos relations avec les États-Unis ? Ces relations
ont-elles évolué ?
Les
relations avec les États-Unis étaient meilleures, tout comme leur
position, lorsque Hilary Clinton était Secrétaire d’État. Pour
elle, il y avait une révolution en Syrie et son pays devait
s’engager au côté du peuple syrien. En revanche, Obama a réduit
la révolution syrienne à un conflit entre son allié l’Arabie
Saoudite et son ennemi l’Iran. Refusant de vexer le premier et de
provoquer le second en période de négociations sur le nucléaire,
le président américain a opté pour l’attentisme. D’ailleurs,
Robert Ford, le dernier ambassadeur américain à Damas qui a été
chargé du dossier syrien au moment de la révolution, a démissionné
car il ne supportait plus l’inaction de son gouvernement. Hilary
Clinton elle-même a critiqué la position du président sur le
dossier syrien. Après Bachar El Assad, Barak Obama est le second
responsable de la prolongation des atrocités en Syrie. Son accueil
du Président de la CNS Ahmad Jarba, le 14 mai 2014, était plus un
lot de consolation destiné à faire oublier son attentisme que
l’expression d’un soutien franc à l’opposition syrienne. Quant
au discours actuel des États-Unis affirmant qu’ils vont renforcer
leur soutien à l’opposition syrienne, j’attends de voir.
Quels
ont été vos rapports avec la Russie ?
Ils
se sont détériorés avec le temps. J’ai rencontré quatre fois
Sergueï Lavrov. La première fois4,
il était dans une position défensive peinant à justifier son
soutien au régime syrien. Nous étions nous autres opposants syriens
de la délégation dans une position offensive. Son attitude laissait
entrevoir alors la possibilité d’une évolution positive. Mais la
dernière fois5
que nous l’avons rencontré, Sergueï Lavrov se voyait déjà
victorieux et pensait gagner l’opposition syrienne à sa cause,
infantilisant les Syriens qu’il traitait comme des novices de la
politique.
Le
Qatar :
C’est
un des pays qui soutient le plus la révolution syrienne, le
changement à la tête de l’émirat n’a pas affecté le soutien
apporté par le pays à l’opposition syrienne. Parmi nos alliés,
c’est le seul pays avec lequel le contact est facile ; nous
avons toujours un interlocuteur disponible pour nous recevoir. En
revanche la rivalité de ce pays avec l’Arabie saoudite ainsi que
l’absence de toute coordination entre ces deux pays sur le dossier
syrien, et plus particulièrement sur le volet militaire, ont causé
beaucoup de tort à notre révolution.
Quelle
est l’implication l’Arabie saoudite dans le dossier syrien ?
Quels rapports l’opposition syrienne entretient-elle avec ce pays,
sachant l’hostilité manifeste de ce dernier pour les frères
musulmans, composante importante de l’opposition syrienne ?
Elle
est plus impliquée que le Qatar dans la mesure où elle se sent
directement menacée par l’implication de l’Iran dans le conflit
au côté du régime. C’est pourquoi elle voulait prendre en charge
le dossier syrien, alors que le Qatar avait plus une position de
coordinateur, n’étant pas impliqué directement dans le conflit
syrien. Les Saoudiens considèrent que l’Iran mène en Syrie une
guerre contre eux. C’est ce qui explique l’importance de leur
soutien. Ils ont pris le relai après le retrait des Qataris de la
gestion régionale du dossier syrien. Ils sont avec ces derniers ceux
qui soutiennent le plus politiquement et financièrement la
révolution syrienne. L’Arabie saoudite finance en grande partie le
fonds de l’ONU pour la gestion des réfugiés syriens. Elle apporte
également un important soutien financier à la Coalition destiné à
contribuer aux frais de fonctionnement mais aussi et surtout à
l’achat d’armes pour les katâ’ib
(groupes armés) qu’elle soutient contre le régime. Les Américains
ont exigé de l’Arabie saoudite qu’elle ne fournisse à
l’opposition syrienne aucune arme antichar ou antiaérienne
sophistiquée de fabrication américaine, ce que les Saoudiens ont
respecté. Mais il y a des marchés parallèles, principalement en
Ukraine où sont achetées des armes de fabrication russe. Au départ,
les armes transitaient par un état-major nommé par la Coalition,
qui se chargeait de les livrer aux katâ’ib.
L’Arabie saoudite faisait acheminer les armes par ses propres
moyens jusqu’à cet état-major qui les transférait aux katâ’ib
qu’elle finançait. Puis lorsque le Président de la coalition a
remplacé le chef d’état-major Selim Idriss6,
le remplaçant par le général Abdel Ilah al-Bashir qui n’avait
pas l’assentiment des Américains et des Saoudiens, les armes n’ont
plus transité par l’état-major. Suite aux soupçons de livraisons
d’armes par les Saoudiens ou les Qataris à des groupuscules
islamistes radicaux comme Jabhat al-Nosra et l’État
Islamique 7,
les Américains ont exigé que les armes ne soient plus livrées
directement mais qu’elles transitent, avant livraison, par une
sorte de cellule de coordination, sous supervision américaine,
constituée, de représentants américains, saoudiens, qataris,
français et britanniques, chargés d’assurer la traçabilité de
ces armes. Ce soutien à la révolution syrienne aurait pu être bien
plus efficace, s’il n’était pas entravé par un manque de
coordination de la part de l’Arabie saoudite avec d’une part
l’opposition syrienne et d’autre part les autres pays de la
région favorables à la révolution syrienne. A titre d’exemple,
il n’y a pas d’interlocuteur dédié au dossier syrien
(disponible) avec lequel l’opposition pourrait être dans un
contact permanent.
Quant
à l’attitude des Saoudiens avec les Frères musulmans syriens, je
dirai qu’elle est pragmatique, différente de celle qu’elle
adopte à l’égard de ce même mouvement politique en Égypte. Il
se trouve que dans le dossier syrien, Saoudiens et Frères musulmans
ont le même intérêt : la chute du régime. Les Saoudiens ne
se sentent pas menacés par les Frères musulmans syriens. Pour eux
la menace pour les intérêts saoudiens vient surtout du régime,
allié de l’Iran, et du groupe État
Islamique.
La
Turquie :
La
politique de la Turquie sur la Syrie n’a pas changé dans le fond.
Le pays continue à soutenir la révolution. Ce qui a changé, c’est
le discours. Au début de la révolution, les autorités turques
pensaient que les choses iraient vite. Ils ont donc tenu un discours
très ferme voire agressif à l’égard du régime syrien. Mais la
prolongation de la révolution et la présence sur leur sol de deux
millions de Syriens dont un million de réfugiés les ont conduits à
une plus grande prudence dans leur discours, pour des raisons de
politique intérieure. Les autorités turques soignent en effet leur
communication sur la Syrie, face à une opinion publique qu’une
présence aussi massive de Syriens sur son territoire rend réticente
à une grande implication du pays dans le dossier syrien. Les
autorités turques cherchent en fait à ménager une partie de la
population qui ne partage pas sa politique syrienne, en particulier
son opposition de gauche.
Qu’est-ce
qui a changé dans la position égyptienne sur la Syrie avec
l’arrivée au pourvoir du maréchal Sissi, quand on voit
qu’aujourd’hui les médias du pays n’hésitent pas à soutenir
Assad, dont ils considèrent que l’élection, au même titre que
celle de Bouteflika en Algérie, conforte celle de Sissi en Égypte ?
L’Égypte
sous Mohamed Morsi avait apporté un soutien franc à notre
révolution et manifesté clairement son opposition au régime
syrien. Avec l’accession au pouvoir du Maréchal Sissi, à la
faveur d’une contre-révolution, le nouveau pouvoir égyptien n’a
jamais exprimé de soutien à la révolution syrienne. Le nouveau
président et les idéologues de son régime n’ont aucune sympathie
pour les révolutions dans le monde arabe. Beaucoup parlent des
sympathies du pouvoir égyptien pour le régime syrien. Mais comme le
pays mise sur l’aide de l’Arabie saoudite et que ce pays soutient
la révolution syrienne contre le régime, le nouveau pouvoir
égyptien est obligé de ménager cet allié de poids en n’exprimant
pas officiellement de soutien au régime d’Assad.
Quelle
est aujourd’hui le poids de l’opposition ? A-t-elle une
prise sur le cours des événements en Syrie ?
L’opposition
a de moins en moins de prise sur la situation, car la révolution
syrienne s’est transformée en conflit régional. Cette
transformation vient du déséquilibre des soutiens régionaux et
internationaux aux deux parties. L’Iran et la Russie apportent au
régime syrien un soutien politique, financier et militaire total.
L’opposition est très loin de bénéficier d’un tel soutien de
la part de ces principaux « alliés » : les États
arabes et surtout les États-Unis. Dans un conflit devenu régional,
le poids de l’opposition syrienne dépend du soutien que lui
apportent ses alliés. Sans l’implication des acteurs régionaux,
les Syriens auraient pu faire tomber le régime ; vers le milieu
de l’année 2012, le Palais présidentiel à Damas était à portée
de tir des combattants sur le terrain. Hassan Nasrallah lui-même a
reconnu que sans l’intervention de ses hommes aux côtés du régime
syrien, celui-ci se serait effondré.
Quelle
place l’ONU a-t-elle eue dans le conflit syrien et quel a été
le rôle de ses représentants ?
L’ONU
a très vite été écartée du dossier syrien. En plus des vétos
russes et chinois qui ont dès le départ compromis toute chance de
résolution politique du conflit, le régime syrien et l’Iran ont
dès le départ refusé toute idée de négociation. Lorsque le
vice-président Farouk al-Chareh8
a organisé une réunion de dialogue à l’intérieur de la Syrie en
vue de trouver un compromis politique, prenant au sérieux sa
mission, il a été aussitôt mis à l’écart par le régime.
La
nomination par l’ONU de représentants pour la Syrie n’a
finalement eu pour objectif que d’entretenir l’espoir de
négociations et de maintenir un canal ouvert qui soit prêt lorsque
les parties seront épuisées et donc disposées à négocier. Kofi
Annan était sérieux dans sa démarche, mais il a très vite compris
qu’il n’y avait rien à espérer du côté du régime. Lakhdar
Ibrahimi a résisté plus, sans manifester beaucoup d’espoir. Il
misait sur le fait qu’en tant arabe il connaissait bien la culture
et la mentalité de ses interlocuteurs. Mais il est parvenu aux mêmes
conclusions que son prédécesseur quant à la responsabilité du
régime dans l’échec de la mission de l’ONU. Ces deux
représentants que j’ai rencontrés ne sont en rien responsables
personnellement de l’échec de leur mission.
Qu’en
est-il de la gestion de l’humanitaire ? Quels problèmes
avez-vous rencontrés ?
C’est
un véritable problème. La résolution 2139, demandant un accès
humanitaire aux populations syriennes, votée en février 2014 n’a
jamais été appliquée. 85 % de cette aide est acheminée vers les
territoires contrôlés par le régime. C’est ainsi que les gens
qui en ont le plus besoin, c'est-à-dire 4,5 millions de Syriens
selon les chiffres des Nations Unies, en ont été privés. C’est
une crise humanitaire sans précédent. L’échec de la mise en
œuvre de la résolution 2139 a conduit au projet d’une nouvelle
dont l’objectif serait d’obliger le régime à accepter que
l’aide humanitaire à destination de ces populations ne se fasse
pas par le biais du gouvernement syrien mais par un autre canal. Il y
a encore un risque pour que la Russie oppose pour la cinquième fois
son véto. C’est une catastrophe et le risque d’une famine en
Syrie n’est pas à exclure, vu le blocage de la situation. Il y a
de la part du régime syrien une véritable stratégie pour faire de
la nourriture une arme de guerre : affamer les populations pour
obliger les combattants à quitter les zones où ils se trouvent.
C’est cette stratégie qui explique la conclusion de ces trêves
locales dont on entend parler. L’incapacité des Nations Unies
d’acheminer de la nourriture aux populations permet à Assad de
faire de cette dernière une arme de guerre, certainement de loin la
plus efficace contre les adversaires du régime. La tactique est
simple et ne coûte rien au régime puisqu’elle consiste à
assiégés des quartiers entiers et à laisser les populations mourir
de faim afin que ce soit les populations elles-mêmes qui demandent
aux combattants de partir.
Quelles
ont été les relations de l’opposition avec l’Iran ? Y
a-t-il eu une évolution de la position de ce pays ? Existait-il
un canal de discussion ouvert avec lui ?
L’Iran
a dès le début mis en place cette stratégie qu’Assad n’a fait
qu’appliquer. Celle-là même que l’adjoint au chef d’état-major
de l’armée iranienne Mas’ûd Jazâ’irî évoque à propos
de l’Irak : la répression du mouvement, le refus de toute
négociation afin de ne donner aucun espoir aux insurgés.
Concepteurs de cette stratégie, les Iraniens ont laissé Assad la
mettre en œuvre dans un premier temps, mais lorsqu’ils ont
constaté que le président syrien n’y parvenait pas, ils ont
décidé de prendre les choses en main. Leur implication sur le
terrain, d’abord discrète, est devenue alors tout à fait visible.
Déjà présents en Syrie à la fois à l’état-major de l’armée
syrienne et autour de Bachar El Assad, ils sont alors apparus au
grand jour avec leur bras armé que sont les hommes du Hezbollah et
les milices irakiennes, venus prêter main-forte dans cette mission
de maintien du régime syrien au pouvoir. Pour les Iraniens, leur
présence en Syrie est un droit, celui d’avoir depuis Téhéran un
accès à la mer Méditerranée.
L’opposition
syrienne a cherché à prendre contact avec les Iraniens via des
Libanais chiites de son entourage et des religieux irakiens chiites
de premier plan. Nous souhaitions sonder leurs positions et savoir
exactement ce qu’ils voulaient, afin d’éviter leur implication
dans le conflit et donc les massacres. Nous n’avons reçu aucune
réponse. Certains de nos contacts en Irak, des personnalités très
en vue, nous ont fait savoir que les Iraniens ne voulaient
transmettre aucun message par leur intermédiaire, mais nous
engageaient à venir discuter avec eux en Iran. C’était là un
moyen pour eux de nous discréditer auprès des Syriens qui
n’auraient pas compris que nous nous rendions dans ce pays. J’ai
le souvenir d’un curieux entretien que j’ai eu en 2012 avec un
homme d’affaire français qui travaillait en Iran et que le régime
de ce pays avait chargé de m’approcher pour me sonder. La première
chose qu’il m’avait demandée était la somme d’argent que
l’opposition recevait de la part des Saoudiens, en me précisant
que les Iraniens étaient disposés à doubler la mise. Si les
Saoudiens offraient deux milliards, l’opposition pourrait en
recevoir quatre des Iraniens ! Ces derniers me proposaient une
alliance entre la Syrie et l’Iran qui permettrait de contrer
l’influence américaine dans la région, une alliance qui ne serait
pas d’égal à égal, mais qui ferait de la Syrie le client de
l’Iran. Mon interlocuteur m’a vanté la puissance militaire de
l’Iran qui mettait ce pays à même de jouer un rôle de premier
plan dans la région. L’Iran contrôlerait ainsi l’acheminement
du pétrole par voie maritime via le détroit d’Ormuz et par voie
terrestre via l’Irak, la Syrie et le Liban, en sécurisant ainsi
son débouché sur la Méditerranée. Il fallait naturellement que la
Syrie se désolidarise de ses voisins arabes. Quand je lui ai dit que
la Syrie était un pays arabe et qu’elle ne pouvait rompre avec son
environnement arabe, mon interlocuteur a souri, ajoutant :
« vous autres Syriens vous êtes bien plus proches des Iraniens
que vous ne l’êtes de vos voisins bédouins (i.e. les pays du
Golfe) avec lesquels vous n’avez rien à voir. La Syrie comme
l’Iran ont une grande civilisation. » J’ai naturellement
opposé une fin de non-recevoir à cette alliance qui aurait fait de
la Syrie le vassal de l’Iran. Assad est, pour les Iraniens, le seul
espoir de maintenir leur présence en Syrie, car aucun compromis
entre Syriens (opposition et représentants du régime) ne
permettrait à l’Iran de garder ce contrôle sur le pays. Les
chiites sont très peu nombreux en Syrie et les alaouites ne sont pas
des chiites, leurs traditions sont très différentes, il n’y a pas
chez eux de martyrologie par exemple, alors que cette dernière est
centrale chez les chiites. Les Iraniens ne peuvent donc pas s’appuyer
sur une base populaire pour exercer leur influence en Syrie, comme
cela est le cas en Irak où la population est majoritairement chiite.
Le maintien d’Assad est donc vital pour leurs ambitions régionales.
En poussant le régime à la répression, les Iraniens voulaient dès
le départ le compromettre pour empêcher toute velléité de
compromis avec l’opposition. On sait aujourd’hui que ce sont les
Iraniens qui sont à l’origine de l’attentat qui a eu lieu le 18
juillet 2012 contre plusieurs cadres importants du régime syrien,
qui faisaient partie de la cellule de crise9
et auraient pu être favorables à un compromis politique pour
épargner le pays : Hassan
Turkmani10,
président de la cellule,
Assef Chawkat11,
Hicham Ikhtiyar12
et Daoud Rajha13
qui furent tués et Mohammed Saïd Bakhitan14
qui fut blessé. En Irak même où la majorité de la population est
chiite, si un compromis était trouvé avec les sunnites, cela se
ferait forcément au détriment des Iraniens qui verraient leur
influence dans le pays diminuer fortement, de quatre-vingt pour cent
au moins, ce que les Iraniens veulent éviter à tout prix.
Que
pouvez-vous nous dire de la position du Hezbollah ? Avez-vous eu
des contacts avec leurs membres ?
Le
Hezbollah est une division des Pasdarans iraniens. Ses membres sont
financés, entraînés et armés par l’Iran. Hassan Nasrallah n’est
qu’une icône qui ne dispose d’aucun pouvoir. Les décisions sont
prises à Téhéran. Les membres du Hezbollah n’étaient pas
favorables à l’implication de leur mouvement en Syrie, comme me
l’ont affirmé certains de leurs membres que je connais de longue
date. Ils n’ont fait qu’obéir aux ordres des Iraniens. Les
Libanais chiites pas plus que la population iranienne dans l’ensemble
ne soutiennent l’implication de leur pays dans le conflit syrien.
Qu’en
est-il des milices irakiennes présentes en Syrie ?
Elles
sont apparues peu après l’entrée en scène des membres du
Hezbollah, mais leur nombre n’était pas aussi important à
l’origine qu’il ne l’a été par la suite puisqu’il il
atteint une cinquantaine de milliers d’hommes. Une véritable
armée ! Et l’on peut dire qu’il tient du miracle que
les Syriens continuent à résister voire à vivre, pris en étau
qu’ils sont par les milices irakiennes et libanaises, les Iraniens
et les djihadistes du groupe État Islamique ! Une partie des
milices Irakiennes ont d’ailleurs commencé à quitter la Syrie
pour prêter main forte au premier ministre irakien, Nouri al-Maliki,
qui peine à tenir face à l’offensive de l’État Islamique dans
son pays.
Les
combats sur le terrain :
Que
sont devenus les militaires qui ont fait défection ?
Il
y a des militaires de carrière qui ont continué le combat, mais
l’évolution de la situation sur le terrain a fait que ce sont les
civils qui ont pris le pouvoir et dirigent les combats. C’est un
véritable problème car on voit bien la faiblesse de ces milices
populaires formées sur le tas et qui n'ont pas de formation.
Aujourd’hui on parle de plus en plus de la nécessité d’intégrer
les militaires restés dans les camps de réfugiés en Turquie ou en
Jordanie dans les combats sur le terrain. Mais le problème est que
ces militaires très souvent n’ont pas d’esprit d’initiative et
attendent qu’on vienne les chercher pour les associer à un projet
déjà préparé, c’est sans doute lié à la culture militaire
syrienne fondée sur la seule obéissance. Très peu d’entre eux
sont allés sur le terrain, prenant eux-mêmes l’initiative
d’organiser et de former des groupes de combattants.
Comment
les combats ont-ils évolué en Syrie ?
Aujourd’hui,
il n’y a plus de combats véritables en Syrie. Le régime bombarde
les quartiers ou les affame. Lorsqu’il y a des attaques, elles sont
menées par les hommes du Hezbollah ou les milices irakiennes et
dirigées par des Iraniens. Les soldats du régime ont quitté le
terrain depuis longtemps. Aux check-points, il n’y a plus de
Syriens aujourd’hui mais des Libanais, des Irakiens voire des
Iraniens. Les Syriens ont été écartés de ces lieux en raison du
lourd tribut qu’ils ont déjà payé. Ceux qui se jettent dans les
combats contre le régime avec le plus d’audace sont là aussi les
djihadistes étrangers qui font partie de Jabhat al-Nosra et Daech.
Il y a des Tunisiens – réputés les plus féroces et qui sont près
de deux mille cinq cents, des Saoudiens, des Marocains, des Afghans
des Tchéchènes. Il a aussi des Européens, principalement des
Français et des Anglais. Ils sont très nombreux, mais on n’en
connaît pas le nombre. Avec le pourrissement de la situation et
l’absence de perspective politique, deux fanatismes ont occupés
progressivement le devant de la scène syrienne, se faisant face :
les fanatiques sunnites constitués en très grande partie de
ressortissants de pays arabes et européens et les fanatiques chiites
venus du Liban, d’Irak, et d’Iran. Il est vrai que les fanatiques
sunnites inquiètent les pays occidentaux alors que les fanatiques
chiites ne semblent pas leur poser problème. Sans doute parce que
les premiers sont des électrons libres sur lesquels personne n’a
de prise, alors que les seconds sont contrôlés par un État,
l’Iran.
Quelles
sont les mesures que doit prendre l’opposition syrienne aujourd’hui
face à la dégradation de la situation ?
Le
premier objectif de la coalition aujourd’hui est de faire de la
cause syrienne une priorité dans ce conflit devenu multiple. Les
Syriens ne peuvent faire face seuls au régime, aux Iraniens, aux
hommes du Hezbollah, aux milices irakiennes, aux djihadistes du
groupe État Islamique. Ils sont obligés de coordonner leurs efforts
avec les pays qui les soutiennent. Notre action ne peut s’inscrire
dans le cadre d’une vaste coalition composée de nous-mêmes et de
nos soutiens régionaux et internationaux. Il s’agit pour nous dans
l’opposition de contrer cette dérive qui consiste à voir dans le
conflit syrien, non pas un peuple en guerre contre un régime pour
faire triompher ses droit, mais une guerre contre le djihadisme,
nouvel avatar de la guerre contre le terrorisme, une véritable
obsession occidentale qui confine à l’arrière-plan la cause
syrienne. C’est pour nous autres dans l’opposition syrienne un
combat très difficile à mener qui nécessite à la fois que nous
soyons unis, et c’est le second objectif de la coalition, et que
nous renforcions notre capacité de communication avec le peuple
syrien, sans quoi notre cause sera complètement oubliée par les
acteurs régionaux et internationaux. À l’heure d’aujourd’hui,
nous sommes à l’été 2014, l’opposition syrienne n’est plus
ce qu’elle était au début de la révolution. On ne parle plus par
exemple du CCND qui s’est vidé de nombreux de ses membres, en
grande partie, en raison du profil bas adopté. D’ailleurs la
plupart de ses responsables ont quitté la Syrie. Aujourd’hui, on
ne peut plus réduire l’opposition à la Déclaration de Damas, et
même à la seule coalition (i.e. la CNS) ou aux katâ’ib.
Une nouvelle génération d’opposants syriens est née de cette
révolution, qui ne se reconnaissent pas dans l’organisation
actuelle de l’opposition syrienne et dont il importe de tenir
compte ou bien en créant une structure nouvelle ou bien en les
intégrant dans la Coalition nationale où ils doivent avoir toute
leur place. Il faut que l’opposition politique syrienne reflète
davantage les forces sur le terrain qui organisent la vie quotidienne
dans les zones libérées et qui résistent donc au quotidien. Au fur
et à mesure que l’opposition politique s’est autonomisée par
rapport aux forces réelles sur le terrain, elle est devenue la proie
de toutes les manipulations de la part de différents clans au sein
de l’opposition, qui ne servent pas forcément les intérêts
nationaux. Il faut une véritable refonte politique au sein de
l’opposition, un rajeunissement des cadres, un changement de
discours et surtout le recentrage de ce dernier sur la population
syrienne qui vit au quotidien la tragédie du conflit. Il est vrai
qu’au départ nous avons concentré nos efforts sur la
communication avec les acteurs régionaux et internationaux, non pas
que nous minimisions l’importance de la communication avec
l’intérieur. La raison à cela est que nous n’avions aucun moyen
à l’époque de mettre en place une communication que nous
contrôlions avec l’intérieur, qu’il s’agisse des zones
libérées ou assiégées par le régime. Il nous était difficile
par exemple de contrôler l’acheminement des armes. Les
interférences de groupes locaux, d’acteurs régionaux et
internationaux nous empêchaient d’avoir une emprise sur
l’intérieur. Il reste donc à l’opposition politique d’en
tirer toutes les conséquences pour mettre en place une nouvelle
stratégie qui lui permette de revenir sur le devant de la scène.
1
Les manifestations du vendredi étaient celles
qui regroupaient le plus de monde lorsque la révolution était
encore pacifique ; le vendredi est en effet à la fois jour de
prière collective et jour de congé hebdomadaire. Les manifestants
avaient pris l’habitude de baptiser chaque vendredi par un slogan
politique inspiré par le contexte local, régional ou
international.
2
Coalition de partis politiques syriens créée en 1972, après la
prise du pouvoir par Hafez El Assad. Le Front réunit des partis
soutenant la politique nationaliste arabe et socialiste du
gouvernement baathiste, condition sine qua non pour être autorisés.
3
Coalition regroupant de grandes figures de l’opposition syrienne
ainsi que des partis politiques qui se sont engagés en octobre
2005, dans un document de cinq pages, à s’unir pour dénoncer
l’autoritarisme du régime syrien et appeler pacifiquement à des
réformes graduelles.
4
Le 14 novembre 2011.
5
Les 13/14 janvier 2014.
6
Le 16 février 2014.
7
Groupe État Islamique en Irak et au Levant ou Daech.
8
Vétéran de la diplomatie syrienne qu’il a
dirigée pendant plus de vingt ans sous Hafez et Bachar El Assad,
originaire de Deraa.
9
Mise en place au début de la révolution.
10
Ancien Chef d’État-Major de l’armée syrienne qui a occupé un
temps le poste de Ministre de la Défense.
11
Beau-frère de Bachar El Assad, passé de garde
du corps de Hafez El Assad à directeur du service des
renseignements militaires. Il devient Vice-Ministre de la défense
en septembre 2011.
12
Ancien directeur de la Sécurité d’Etat (Renseignements généraux)
et chef du Bureau de la Sécurité nationale au sein du commandement
régional du Parti Baath.
13
Chrétien grec orthodoxe, général dans l’armée syrienne. Il est
nommé Ministre de la défense en août 2011, servant de caution
chrétienne au régime. Il s’agit d’une fonction plutôt
symbolique, les décisions étant prises par le vice-ministre.
14 Secrétaire
régional adjoint du Parti Baath.
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